Les deux seuls choix des femmes

"The only two choices for women; witch and sexy kitten" (Miranda Hobbes)

Un article du Monde nous explique que "les filles brillent en classe, les garçons aux concours" parce que les premières manquent d'esprit de compétition. Sans être à rejeter complétement, l'explication mérite d'être sérieusement étoffée, au moins pour prendre en compte la structure sociale.


L'article rapporte les résultats d'une enquête sur le concours de HEC, menée par trois membres de la grande école de Jouy-en-Josas. Les résultats sont assez clairs : les filles réussissent moins bien que les garçons, et ce bien qu'elles aient des dossiers de meilleures qualités.

Les conclusions de cette étude sont accablantes. Les candidates aux concours de l'école de Jouy-en-Josas (Yvelines) ont beau avoir de meilleurs dossiers que leurs concurrents masculins (mentions au bac supérieures, meilleure représentation dans les bonnes classes préparatoires), elles y réussissent moins bien. Alors que le pourcentage d'hommes et de femmes candidats est équilibré sur les trois années étudiées (50,84 % d'hommes, 49,16 % de femmes), le pourcentage de femmes admissibles tombe à 46,32 %, et celui d'admises à 45,92 %... Pis, après le concours, "celles qui l'ont réussi obtiennent en première année en moyenne des notes d'examen supérieures à celles de leurs congénères masculins."
La cause de cette différence ? Un moindre esprit de compétition de la part des filles, qui réagiraient négativement à la compétition inhérente et particulièrement forte de ce genre de concours. Ah, cela me rappelle mes tendres années dans une de ces prépa provinciales qui destinent à ce genre de concours. J'étais une complète erreur de casting dans cette histoire, mais effectivement, bien que les portes pour HEC ne nous soient alors qu'improbablement ouvertes, je me souviens de la compétition à couteux tirés qui animaient certains de mes camarades. D'ailleurs, parmi ceux-ci, quelques jeunes filles se battaient avec une rage peu commune. Certaines surveillaient avec attention leurs concurrentes, prêtes à surveiller leurs camarades pour s'assurer que c'étaient bien elles qui travaillaient le plus.

C'est que, comme le rappellent Christian Baudelot et Roger Establet, dans un entretien donné au Monde, les filles qui se présentent à un tel concours sont "sur-sélectionnées". Il y a fort à parier que n'arrivent dans les prépas que celles dont l'esprit de compétition s'est déjà un tant soit peu développé. Le goût pour la compétition n'est en fait rien d'autres qu'on produit social, liée à une socialisation particulière. Sur ce plan, le premier article du Monde évite bien l'écueil de la naturalisation - ce qui n'a pas toujours été le cas.

La population des filles se présentant à ce concours est sursélectionnée. Michelle Ferrand, Catherine Marry et Françoise Imbert l'ont montré en étudiant les réussites improbables des filles entrées dans deux grandes écoles scientifiques. Beaucoup d'entre elles étaient soit des enfants uniques, soit n'avaient que des soeurs. L'absence dans la famille d'un contre-modèle masculin, supposé imbattable en matière de compétition, avait pu libérer bien des inhibitions dans ce domaine.

Ainsi, ce sont les modèles sociaux féminins et masculins, la socialisation genrée - le fait que l'on ne traite pas de façon égale les petits filles et les petits garçons - et les dynamiques familiales qui expliqueraient les inégalités de réussite à de tels concours et, partant de là, également les différentes inégalités sur le marché du travail. On peut ainsi imaginer que, parce qu'elles ont moins l'esprit de compétition, les femmes obtiennent moins de promotions ou moins de gratifications salariales au sein de l'entreprise.

Cette explication n'est pas fausse, mais elle n'est pas exclusive d'autres phénomènes. Les auteurs de l'étude ne font aucun mystère quant à l'une de leur motivation à mener une telle étude : il s'agit de rejeter l'idée d'une discrimination volontaire de la part de la grande école envers les filles :

Pour expliquer la moindre réussite des femmes, une rumeur court depuis de nombreuses années : les femmes seraient discriminées aux oraux. "Si un des jurys d'oral peut avoir des biais, aucune consigne n'est donnée en ce sens", assure Frédéric Palomino. "Nous avons mené cette enquête statistique pour tordre le cou à ce fantasme", explique Eloïc Peyrache. "De plus, quand on regarde les pourcentages de réussite, on voit que c'est à l'écrit que la part des candidates chute le plus."

Il ne faudrait pas que de telles explications viennent à faire oublier qu'il existe malgré tout des discriminations dans les entreprises et le marché du travail. Certes, celles-ci ne sont pas forcément volontaires, conscientes ou organisées, comme semblaient le suggérer les rumeurs auxquelles fait référence l'article. Mais elles n'en sont pas moins puissantes.

Pour le comprendre, imaginons qu'une femme adopte un comportement de "requin sans pitié" dans le cadre de son entreprise et fasse preuve d'un bel esprit de compétition. Rien ne permet de dire qu'elle obtiendra les mêmes résultats qu'un homme. Au contraire, il est possible qu'elle soit méjugés pour cela : là où l'on louera et récompensera la force de caractère d'un homme, on pourra critiquer un caractère de "chieuse" chez une femme, de sorcière ou de mante-religieuse - la langue française abonde de métaphore dans ce sens, et il ne faudrait pas oublier le pouvoir qu'à le langage sur la construction sociale de la réalité. Le Global Sociology Blog s'inquiétait dejà de cela il y a quelques temps en reprenant ce très pédagogique comics :


C'est que les genres féminins et masculins sont avant tout des rôles, c'est-à-dire des systèmes d'attentes de la part des autres. Sortir de son rôle en adoptant une attitude qui n'est pas étiquetée comme féminine est donc risquée. Il ne suffira pas aux femmes de prendre les choses en main et à se mettre à agir "comme des hommes" : il faudra également que les hommes acceptent ce changement... et les femmes aussi, dont certaines ne manqueront sûrement pas de stigmatiser celles qui se laisseraient tenter à une attitude non féminine. Samantha Jones n'est-elle pas critiquée avant tout par des femmes ? Bref, ne nous contentons pas d'une approche qui place le problème dans un manque de la part des femmes : souvenons que la structure sociale est là, et bien là, et qu'elle aussi joue un rôle qu'il faudra changer si l'on veut sérieusement promouvoir l'égalité entre hommes et femmes.

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Les jeunes, le téléphone portable et la psychologue

A l'occasion d'un article pas totalement inintéressant consacré aux téléphones portables en milieu scolaire - marronnier de rentrée oblige -, Le Monde donne la parole à une psycho-sociologue pour nous parler du rapport des jeunes à leurs petits appareils électroniques. Un seul mot : affligeant.


Le téléphone n'est pas un objet comme les autres. C'est identitaire, d'abord. Le symbole du passage de la petite enfance du primaire au collège. C'est le prolongement des adolescents, explique Edith Tatar-Goddet, psycho-sociologue. Un doudou pour "petits-grands" puisque cet objet est vécu par les parents comme le moyen de garder un lien, par les jeunes comme celui d'être plus autonomes. Qui croire ? "Cet objet d'autonomie est aussi une entrave à la construction de soi, puisqu'avec lui le lien à la famille n'est jamais coupé. Or un jeune adulte se construit dans la coupure, l'absence", ajoute la spécialiste.
Pour elle, l'usage permanent du téléphone conforte les adolescents dans un mode de fonctionnement pulsionnel. Les plus accros, c'est-à-dire les plus fragiles, restent dans l'instant, n'expérimentent pas la frustration. "L'immédiateté les empêche de s'inscrire dans le temps. D'être capables de différer." Une expérience pourtant indispensable, regrette Mme Tatar-Goddet.

Que le téléphone soit un symbole identitaire, marquant le passage à un autre âge de la vie, est une proposition tout à fait acceptable, même si on a tôt fait de lui donner un petit côté mystique. C'est ensuite que les choses se corsent. Pour commencer, on assimile sans se poser de question la possession d'un téléphone portable avec un lien permanent avec la famille... Je me demande combien d'élèves de collège ou de lycée utilisent leurs téléphones portables pour appeler papa-maman à chaque inter-cours, et plus encore combien ne profite pas des nombreuses "zones d'incertitudes" que procurent la vie collégienne ou lycéenne pour se livrer à toutes sortes d'activités dont les parents ne savent rien. D'ailleurs, combien répondent sincérement à la question "où es-tu ?"...

Mais c'est la suite qui atteint des sommets : ainsi, à cause de leurs téléphones portables, les jeunes ne feraient plus l'expérience de la frustration ! On voit ici que le propos peine à s'extraire d'un certain milieu social, une attitude que l'on retrouve souvent à propos des nouvelles technologies. Comment peut-on sérieusement croire que la simple possibilité de joindre ses copains dans le cadre souvent restreint d'un forfait limité met à l'abri de toute frustration ? La psychologue ignore ici purement et simplement toute la structure sociale qui pèse sur les individus. Ne serait-ce que ce point : les jeunes que j'ai en face de moi, aussi dotés en téléphones portables soient-ils, vivent dans une petite ville ex-centrée et sont bien peu nombreux à avoir eu la chance d'aller au moins une fois à la capitale pourtant pas très éloignée... Et je ne parle même pas des inégalités sociales ou des difficultés économiques qui touchent durement bien des familles et donc bien des jeunes. Mais apparemment, c'est pour leur plus grand bien puisque cela leur permet de faire la salutaire expérience de la frustration.

Au final, que manque-t-il à ce genre d'interprétation psychologisante ? Pas grand chose. Juste de jeter un coup d'oeil à la réalité.

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