Que faut-il à Banksy pour devenir Banksy ?

Exit Through the Gift Shop, improprement traduit Faites le mur, création cinématographique du street artist Banksy, n'est pas seulement le film que vous feriez mieux d'aller voir au lieu de glander devant votre PC, c'est aussi une magistrale leçon d'art et, peut-être, de sociologie.

Résumons brièvement le film (ici, ceux qui ne l'ont pas vu s'arrêtent de lire et vont voir la bête parce que tout ce que je pourrais en dire sera de toutes façons inférieur à l'expérience cinématographique elle-même, aussi nécessaire que soit ce résumé pour mon propos).


FAITES LE MUR! - Bande Annonce VOSTFR
envoyé par faiteslemur. - Court métrage, documentaire et bande annonce.

Thierry Guetta est un français expatrié à New-York visiblement un brin halluciné : vendeur de vêtements d'occasions hors de prix pour la classe de loisir de Los Angeles, il passe son temps à filmer tout, tout le temps - une courte séquence fait remonter cette obsession au décès prématuré de sa mère, explication qui sent bon les commentaires psychologisant de critiques d'art à la petite semaine. Se découvrant cousin avec Space Invaders, un street artist bien connu pour ses mosaïques qui égayent nos villes (voir la photo qui suit, prise par mes soins parce que Bubble Bobble a bercé mon enfance), il se met à filmer les street artists au travail, ces taggueurs et graffiteurs nocturnes qui naviguent entre art contemporain et dégradation des biens publics. Il est notamment obsedé par le plus célèbre d'entre eux, Banksy, connu notamment pour ses peintures sur le "mur de la honte" entre Israël et la Palestine, ses rats, son générique des Simpsons (qui suffit à lui attirer ma sympathie totale et inconditionnelle) et quelques autres trucs.


Il finit par le rencontrer et par le suivre dans ses productions, notamment l'installation d'une poupée gonflable en forme de prisonnier de Guantanmo à Disneyland qui lui sert de baptême du feu : après qu'il ait refusé de cracher le morceau au servie de sécurité du parc, Banksy le reconnaît comme un ami. Ayant accumulé une quantité impressionnante de bande, il tente de monter un documentaire sur le Street Art. Lorsque Banksy visionne la chose, il voit à quel point c'est une merde. Il lui demande donc de le laisser retravailler les bandes pour faire quelque chose de potable, et renvoie Thierry Guetta à L.A. en lui conseillant de monter une petite exposition - inspiré par ses modèles, il a commencé à faire un peu de Street Art. Ce dernier le prend au mot, et jette toute sa fortune et son talent commercial dans un projet fou : devenir du jour au lendemain un artiste qui compte. Et, sous le nom de M. Brainwash, il va y arriver.

Mon résumé ne rend certainement pas justice à la densité et à la profondeur du film, qui parle, en dernière analyse, de l'art, de sa marchandisation et de sa perte de sens. Le Street Art y est d'abord présenté par la voix off comme le mouvement contestataire le plus important depuis le punk. Ce qu'il est bien, en un sens : les œuvres de Banksy, comme le slogan "One nation under CCTV" ou même le récent générique pré-cité, sont en effet d'une puissance critique importante. Concernant les Simpsons (vidéo ci-dessous), non seulement l'artiste a parfaitement compris l'esprit de la série, mais il arrive à délivrer un message plus subtil qu'en apparence : la marchandisation de la série tue son esprit merveilleux (la licorne enchaînée...). A l'heure où certains se plaignent que le vénérable dessin-animé perd de sa force, c'est un formidable exercice de critique et d'auto-critique que la série a osé faire (oui, je suis un fan, ça vous étonne tant que ça ?).



Mais cet accent critique pose problème. Lorsque Banksy commence à devenir un artiste reconnu, il se trouve en tension. Une image laisse brièvement voir un tag sur la vitrine d'une galerie où ses œuvres sont exposées : "Banksy vendu" ai-je eu le temps de lire dans les sous-titres. En devenant une institution, une référence, un nom dans le monde de l'art, Banksy perd de la marginalité qui donnait sens à son œuvre.

Mon hypothèse est qu'il se rend alors compte que la capacité critique de son œuvre en est affaiblie ou, pire, n'a jamais été aussi forte qu'il le pensait. En effet, que faut-il à Banksy pour devenir Banksy ? C'est-à-dire que faut-il à un individu pour devenir une "institution", un nom dont la seule mention est attachée à une valeur ? C'est là qu'il est bon - comme souvent - de relire un peu de Howard Becker :

Imaginez que vous êtes conservateur du département des sculptures dans un musée et que vous avez invité un sculpteur éminent à exposer une œuvre récente. Il arrive au volant d'un semi-remorque qui transporte une construction gigantesque associant plusieurs éléments de grosses machines industrielles agencés en un volume tout à faire intéressant et séduisant. Vous êtes enthousiasmé. Vous demandez au sculpteur de conduire le camion devant la plate-forme de chargement du musée. Et là, vous vous apercevez tous les deux que la porte est trop petite. Elle mesure quatre mètres cinquante de haut, et l'œuvre est beaucoup plus grande [...]. Finalement, le sculpteur, très contrarié, s'en va avec son œuvre (Les mondes de l'art, p. 51-52)

Pour pouvoir rentrer dans un musée, et donc être reconnue et avoir une chance de devenir une institution, une œuvre doit pouvoir passer la porte. D'une façon plus générale, elle doit se plier aux conventions en vigueur dans le monde de l'art considérée, elle doit être cohérente avec les autres institutions, ou au moins, avec un certain nombre d'entre elles : si on peut agrandir la porte, encore faut-il que le sol du musée supporte le poids de la sculpture, que la hauteur de plafond soit suffisante, que le public puisse circuler autour, etc.

La leçon est terrible pour les artistes : pour être révolutionnaire et contestataire, comme Banksy, il faut ne pas remettre en cause toutes les institutions de l'art. Il faut passer la porte. Autrement dit, pour devenir une institution comme Banksy, il faut remettre un peu les choses en question, afin de profiter du prestige charismatique et révolutionnaire qui est propre aux artistes, mais pas trop, ou du moins pas toutes. Il faut produire des oeuvres qui se plient à suffisamment de règles pour qu'elles soient montrables et appréciables par un public existant. De la même façon que les punks jouaient sur une scène des morceaux de trois minutes. De la même façon que Robert Parker attribue de bonnes notes à la plupart des vins qui ont déjà une réputation et ne subvertit la hiérarchie classique que sur une minorité de crus... Les oeuvres de Banksy ayant passé la porte, sont-elles aussi contestataires qu'il l'aurait voulut ?

La deuxième partie du film parle de cela. On doute de l'existence réelle de M. Brainwash et de Thierry Guetta : différents commentateurs ont avancé l'idée qu'il n'était qu'une création de Banksy. Le fait est que ses œuvres ont un sérieux air de déjà vu, reprenant des tics du Street Art sans originalité, et qu'on ne voit jamais l'artiste les réaliser lui-même (il en confie toute la réalisation technique à ce que Becker appellerait du "personnel de renfort"). Et il apparaît plus intéressé par la publicité (jusqu'à l'utilisation du nom de Bansky lui-même) et la communication qu'à la réflexion sur son travail. De fait, qu'il s'agissait d'un canular de Banksy ou d'un vrai illuminé, le propos du film est assez clairement critique à son encontre. Parvenant à devenir un artiste sur la base de rien (si ce n'est le capital social accumulé auprès d'artistes et de journalistes), vidant de son sens le Street Art, l'avènement de M. Brainwash apparaît comme une critique mordante de la marchandisation de l'art, de la transformation d'une forme urbaine fleurtant avec les frontières de l'art et de la loi à une reproduction en série de poster (M. Brainwash se demande comment rendre des posters identifiques uniques alors que Banksy n'a jamais apposé aucun copyright sur ses œuvres). "Exit througt the gift shop" ou comment tout art finira en souvenir marchand.

Il me semble que cette mise en scène, qu'il s'agisse ou non d'un canular, est surtout un moyen pour Banksy de réduire le conflit qu'il peut lui-même entretenir avec la marchandisation de son art. Et ce film révèle, jusque dans sa construction en deux partie et ses aller-retours constants entre le commentaire des "vrais" artistes et l'odyssée bouffonne de M. Brainwash, de l'habitus des artistes contemporains (et peut-être même pour les artistes en général). Habitus pris ici au sens de Norbert Elias, comme l'existence d'une tension entre les pulsions et l'autocontrôle. Les artistes semblent, au prisme de ce film, travaillés par un désir de radicalité - les pulsions - et la nécessité de se tenir à certaines conventions - l'autocontrainte. Et à cette première tension s'en rajoute une seconde entre le désir du succès et l'éthique du refus de la marchandisation. Deux tensions elles-mêmes en tension qui font toute la complexité de la position. Ainsi, en cachant son visage, Banksy refuse bien la marchandisation de son art, mais se plie en même temps à des conventions artistiques anciennes... et se rend d'autant plus audibles auprès d'institutions qui lui font prendre le risque de la marchandisation.

Pour les artistes, la situation est inextricable. Les voilà obliger de composer avec ces tensions, ces contradictions et tout leur cortège d'incompréhension et de mésinterprétation de leurs démarches et de leurs œuvres. Les Street Artists font des œuvres éphémères... mais ils sont contents, dans le film, que quelqu'un les filme et leur donne une permanence... mais cette permanence fait prendre le risque d'une marchandisation qu'ils méprisent... mais leur donne une reconnaissance à laquelle ils aspirent... Il n'y a pas de solution. Et c'est plutôt bien. C'est sans doute ce qui peut donner de la dynamique aux mondes de l'art.
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Google fight. Reloaded.

Google vient de lancer Google Ngram View, une base de donnée de 500 milliards de mots en plusieurs langues, et sur lequel on peut lancer des petites recherches - on peut aussi télécharger les fichiers pour des exploitations plus poussées. Intéressant pour la recherche, ça permet aussi de régler quelques problèmes.

Par exemple, la querelle entre Bourdieu et Boudon peut trouver une réponse assez définitive lorsqu'on fait une recherche sur la "bande des quatre" de la sociologie française, qui reste un pont-aux-ânes de nombreux manuels (le succès continu de Touraine s'explique sans doute par une certaine homonymie)(cliquez sur les images pour les voir en plus grand) :


Le "déclin des classes sociales" peut également être relativisé : il s'agirait en fait d'un déclin de la classe ouvrière :


Le débat entre mondialisation et globalisation, pénible mise au point de vocabulaire, pourrait être réglé une bonne fois pour toute : en France, c'est la mondialisation qui s'impose comme traduction.


Par contre, les débats sur le niveau scolaire s'avèrent plus conflictuels que je ne l'aurais spontanément pensé : les courbes se suivent, sauf sur deux périodes : du milieu des années 40 à celui des années 50, et depuis les années 1970, où il y a un net déclin du "le niveau monte".e


L'émergence, récente en France, de Simmel par rapport aux deux autres fondateurs de la discipline, Durkheim et Weber est relativement claire, tout comme la domination de l'allemand sur le français à partir des années 1980 :


Mais ils sont tous écrasés lorsque l'on rajoute Marx, même si on voit un incontestable déclin de ce dernier sur les deux dernières décennies du XXème siècle :


On peut faire les deux mêmes graphiques pour la langue anglaise :



Pas de gros changement par rapport à la situation française, même si je me serais attendu à ce que Simmel soit plus présent, étant donné son influence sur la tradition de Chicago.

Pour finir, on peut voir que j'exerçais déjà une influence dans le passé, avec un intéressant pic entre 1940 et 1960 :

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L'éternel retour de la responsabilité individuelle

C'est avec pompe et une certaine bienveillance médiatique que l'Inpes, institut national de prévention et d'éducation pour la santé, lance une énième campagne publicitaire contre la consommation de drogue. Le thème de l'année ? "Contre les drogues, chacun peut agir". Sous-entendu : si vous ne faites rien, c'est de votre faute. Sous-entendu aussi : on se drogue parce qu'on est faible ou que les autres sont faibles.

La campagne publicitaire étant devenue le degré zéro de l'activité politique, regardons donc un des clips de cette nouvelle campagne : on y rencontre Michaël, un jeune homme qui, nous dit-on, prend de la cocaïne.


Contre les drogues, chacun peut agir - Cocaïne
envoyé par Inpes. - L'actualité du moment en vidéo.

Mais pourquoi Michaël prend-t-il de la cocaïne si on s'en tient à cette vidéo ? On ne le sait pas. De fait, cela semble du point de vue des concepteurs de cette campagne assez hors sujet. Ce qui compte, c'est que si "ceux qui l'aiment" lui avait dit de ne pas le faire, il ne l'aurait pas fait. Des motivations de Michaël lorsqu'il a pris de la drogue pour la première fois, de ses motivations pour continuer, du fait qu'un jeune lycéen soit en mesure de s'en procurer ou encore de sa situation économique, psychologique ou sociale, on ne saura rien, car cela ne semble pas tellement compter. "Quand on veut, on peut" : ne pas se droguer, c'est un effort de la volonté, si ce n'est de la sienne, au moins de celle de ses parents ou de sa copine.

De fait, cela ne compterait pas si Michaël était le seul jeune à prendre de la cocaïne. On pourrait alors voir cela comme une simple "épreuve personnelle". Mais lorsqu'il s'agit d'une pratique plus nettement répandue dans la population des jeunes et des moins jeunes, il est difficile de continuer à penser qu'il n'y a là qu'un écart personnel : la drogue devient, à ce niveau, un "enjeu collectif de structure sociale" comme le disait Charles Wright Mill dans ce classique des classiques qu'est L'imagination sociologique :

Qu'on songe au chômage. Que, dans une ville de 100 000 habitants, un seul homme soit au chômage, il traverse là une épreuve personnelle ; pour le soulager, il faut tenir compte de son caractère, de ce qu'il fait faire et des occasions qui peuvent se présenter. Mais lorsque, dans une nation de 50 millions de salariés, 15 millions d'hommes sont au chômage, on a affaire à un enjeu, et ce n'est pas du hasard qu'on attendre une solution. La structure même su hasard est détruite. L'énoncé correct du problème réclame, au même titre que ses solutions possibles, l'examen préalable des institutions économico-politiques de la société, et non plus des seules situations et des caractères propres à une diaspora d'individus.

L'imagination sociologique, c'est précisément de prendre garde à la façon dont les biographies, les trajectoires individuelles, celle de Michaël qui l'a conduit à la drogue, s'inscrivent dans des enjeux collectives, dans une histoire plus large. C'est faire le lien constant, et de diverses façons, entre ce qui se passe à un niveau individuel, ou micro, et ce qui se passe à un niveau collectif, ou macro. C'est dans cette tension constante que réside précisément la sociologie. C'est "l'idée que l'individu ne peut penser sa propre expérience et prendre la mesure de son destin qu'en se situant dans sa période".

Certains seront sans doute tenter de penser qu'il n'y a là qu'une manière à bon compte de trouver des excuses aux gens : se réclamant le plus souvent du libéralisme, ils diront que cette imagination nie la rationalité des acteurs en faisant d'eux de simples jouets des forces sociales. Ils ont tort. Si on regarde la publicité ci-dessus, on se rend compte que l'éthique qu'elle propose, cette éthique de la responsabilité individuelle, du "quand on veut, on peut", fait également l'économie de la rationalité et de la logique propre des individus. Michaël n'a-t-il pas de "bonnes raisons" de se droguer ? Sa prise de cocaïne n'a-t-elle pas quelque chose de rationnel ? Visiblement, c'est également hors sujet. On ne s'adresse pas à l'intelligence des personnes, mais on les suppose faibles et sans volonté : le drogué a forcément un manque, ce n'est pas un individu solide. C'est dommage car savoir pourquoi Michaël se drogue permettrait peut-être de comprendre pourquoi la récurrence de ce type de campagne n'a jamais été suivi d'effets réels...

Mais cette éthique de la responsabilité individuelle, qui fait reposer les problèmes collectifs sur un simple défaut de volonté de la part des individus, est puissante : sa simplicité fait qu'elle se glisse partout. On la retrouve dans cette publicité britannique (signalée en son temps par Sociological Images, mais je ne parviens pas à retrouver la note) pour lutter contre l'obésité infantile, où la responsabilité des mères vient effacer toute la structure sociale qui propose et impose aux enfants des produits gras et sucrés :



Là encore, on ne dit rien de la motivation des parents (d'ailleurs ramenés ici à la seule mère, parce que, comme on peut le supposer, nourrir les gosses, c'est un truc de gonzesse...), dont le souci peut être, simplement, de faire plaisir à un enfant qui réclame ce qu'on lui être pour lui. Des parents qui se coltinent entre les contradictions inhérentes à l'exercice d'une autorité parentale non autoritaire où l'on devrait aimer ses enfants tout en les privant.

Cela me rappelle cette conversation récurrente dans de nombreuses salles des profs : comment se fait-il que des élèves dont on sait que les parents ne roulent pas sur l'or soient dotés de rutilants téléphones portables et de vêtements de marque aux prix parfois exorbitants ? Et chacun de mettre en cause la mauvaise gestion des parents. Ce qui revient le plus souvent, si on pousse l'argument à bout, à dire que les pauvres sont pauvres parce qu'ils ne savent pas gérer leur argent : une explication explicitement en vogue aux Etats-Unis, comme en témoigne des débats récents sur le Montclair Socioblog. Qui se dira que, lorsque sa situation économique n'est guère brillante, accepter quelques sacrifices pour donner à son enfant ce dont il rêve - parce que comme tous il fait partie d'une société où la possession de ces choses est quelque peut valorisée... - n'est pas si irrationnel ? Que c'est là un moyen de montrer à ses enfants qu'on les aime ou de leur éviter de ressentir un stigmate trop fort lié à la pauvreté... Bref que c'est plus parce que les parents se soucient de leurs enfants et répondent à des normes dominantes que parce qu'ils ne savent pas gérer leur maison.

Mais l'éthique de la responsabilité individuelle nous cache tout cela. Elle nous fait préférer le "quand on veut on peut". Le problème réside tout entier dans la célèbre remarque de Maslow : si le seul outil dont vous disposez est un marteau, alors tous les problèmes ont l'air d'être des clous. De même, si la seule explication dont vous disposez est la responsabilité individuelle, alors tout peut se régler par la sanction individuelle. Et on abandonne toutes les autres formes d'action, comme par exemple améliorer la situation des jeunes pour qu'ils aient moins de tentation de se droguer. L'imagination sociologique pourrait venir au secours de l'imagination politique. C'est pas gagné.
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Petits paris sur les courses (de Noël)

C'est la période des fêtes, un moment que j'imagine être une grande souffrance pour tous les journalistes de France, plus ou moins tenus de faire un énième marronnier sur les fêtes de Noël, sachant que celui-ci tombera dans l'oubli le plus total dans les 14 secondes qui suivront sa diffusion. Par solidarité avec eux, je me livre moi aussi à l'obligation du post à tendance "fêtes de fin d'année". Tiens, puisque les jeux en ligne ont été autorisés, je vous propose de prendre quelques paris.

Pari n°1 : Combien de temps avant que la pratique des courses de Noël sur Internet ne se généralise et devienne sinon dominante au moins suffisamment importante pour affecter quelque peu la foule dans les magasins ?

Pari n°2 : Combien de temps avant que les journalistes ne proclament que ça y est, c'est la dernière mode, l'avenir, et que tout le monde fait ça, sauf quelques bouseux au fin fond de la cambrousse ? Vous savez, avec un reportage sur Bernard qui achète le doberman empaillé de son épouse sur stuffedanimals.com ou ce genre de chose, et un manutentionnaire interviewé en tant qu'expert qui dodeline de la tête pour répondre aux questions.

Pari n°3 : Combien de temps avant qu'un intellectuel médiatique qui a des vieux relents fonctionnalistes - probablement Alain Finkelkraut ou Alain-Gérard Slama ou un autre philosophe avec un nom plus difficile que sa pensée - fasse une tribune dans le Monde ou un Rebond dans Libé pour crier au délitement du lien social et à la fin des institutions qui organisent la vie sociale parce que l'on ne va plus mélanger sa sueur dans des magasins surchauffés pour acheter le dernier DVD de Franck Dubosc ? Un peu comme les apéros Facebook qui témoignent d'une érosion des institutions ou Twitter d'un déclin de la sphère publique ou plus généralement Internet de la fin du vivre-ensemble et de l'éclipse des Lumières et la levée de tous les totalitarismes contre la philosophie française et le café de Flore.

Paris n°4 : Combien de temps avant que Michel Maffesoli ne fasse à ce propos un commentaire contenant les mots "orgiatiques", "fusion", "post-moderne", "archaïque" et "dyonisiaque" ?

Indice : le temps proposé pour le pari n°1 n'est pas forcément le plus court.

Pour décider des gagnants, il n'y a qu'à attendre : le temps nous apportera les réponses aussi sûrement que la rivière amène les cadavres de nos ennemis.

Allez, il faut faire vivre les traditions, non pas parce qu'elles instituent la société, mais parce qu'elles nous autorisent à manger du foie gras. Alors joyeuses fêtes à tous.
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Ce que fait un tableau d'affichage, et ce que l'on en fait

Elle est apparue un jour sur la porte de la salle des profs, juste à côté de la machine à café, au beau milieu de toutes sortes d'autres paperasses : une feuille, format A4, portant l'impression d'un poème de Victor Hugo, dont un passage avait été passé au surligneur jaune fluo. Que faisait-elle là ? Quel était le sens de cet affichage ? Je m'interroge encore.



Les photos sont prises au téléphone portable, que l'on me pardonne la médiocre qualité qui pourtant l'avantage d'anonymiser à bon compte cette petite incursion dans l'intimité de la salle des profs. Voici donc, ci-dessus, la fameuse feuille. L'impression a été faite, apparemment, à partir du site d'une écrivaine, mais rien ne permet d'affirmer que c'est là quelque chose de significatif - ce peut-être simplement le premier lien que Google a proposé. Le passage surligné, qui doit bien faire sens pour celui qui est l'auteur de cette mise en scène, est le suivant :

Hélas ! combien de temps faudra-t-il vous redire
À vous tous, que c’était à vous de les conduire,
Qu’il fallait leur donner leur part de la cité,
Que votre aveuglement produit leur cécité ;
D’une tutelle avare on recueille les suites,
Et le mal qu’ils vous font, c’est vous qui le leur fîtes.
Vous ne les avez pas guidés, pris par la main,
Et renseignés sur l’ombre et sur le vrai chemin ;
Vous les avez laissés en proie au labyrinthe.
Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte ;

Le texte n'a pas été affiché n'importe où : il est épinglé au milieu de la porte d'entrée de la salle des profs, point stratégique s'il en est. En effet, d'une part, tous ceux qui passent dans cette fameuse salle empruntent à un moment ou à un autre cette porte, qui constitue l'entrée principale, et donc se confrontent à l'ensemble des messages qui y sont laissés. D'autre part, elle se trouve juste à côté de la machine à café, donc près du cœur névralgique des discussions routinières et des moments de pause, là où l'on peut facilement laisser traîner son regard, où l'on a besoin de quelque chose à se mettre sous les yeux quand on attends son café, quand on souffle dessus pour qu'il refroidisse ou quand on se cherche une contenance parce que l'on est encore seul dans cette fameuse salle en attendant que retentisse la sonnerie de la récréation et que l'agitation n'atteigne son plus haut niveau.


Ce n'est pas le seul message affiché. Ils sont légions sur cette porte : messages de l'administration du lycée ou des collègues, messages syndicaux, informations internes diverses... On y met aussi bien l'annonce de la prochaine sortie qui perturbera quelques cours que la pétition pour la sauvegarde de telle ou telle matière ou encore le récit de telle expérience avec des élèves ou des parents que l'on pense important de donner à l'attention de tous. Au final, ce dazibao complexe, où les messages finissent souvent par se recouvrir entraînant parfois discussions, négociations et désaccords sur la hiérarchie à donner à l'information, matérialise la vie du lycée. Plus que cela, il la crée, la rend possible et quelque part l'organise. Ce maigre espace - il y a d'autres panneaux dans la salle, mais, moins stratégiques, ils sont moins utilisés ou pour des informations qui prêtent moins à l'urgence et à la lutte - oblige à superposer, renouveler et confronter les messages. Il crée une lutte de l'information par la simple limite de sa surface.

Plus que cela, une information affichée là change de statut. Elle acquiert une gravité et une officialité plus grande du fait que l'on a voulut la transformer de simple transmission orale en écrit portée à la connaissance de tous. On n'affiche pas à la légère, et on compartimente même assez clairement selon le sens que l'on veut donner à son message. Il existe un code subtil que l'on apprends assez vite. On peut afficher un message humoristique, mais on ne le mettra pas là. Un autre tableau, dans un autre espace de la salle des profs, sera préférée, modifiant de fait la nature du message. Raconter une anecdote relative à un élève pourra être une histoire drôle affiché là ou une dénonciation épinglée ici.

C'est dire que l'affichage de ce poème n'est pas anodin. De fait, ce n'est pas une grande nouveauté. D'autres poèmes, ou chansons, ou textes littéraires ont pu être affichés dans cette salle des profs comme dans toutes celles de France. On comprend la présence de certains - ailleurs, je me souviens de la photocopie d'une page de livre relatant un projet de privatisation des services publics par l'OCDE, dûment surlignée en jaune (fidèle surligneur qui permet de dire tant de chose sans passer par les mots). Ce qui m'a frappé, ici, c'est que la raison d'être de cet affichage m'est resté mystérieuse. Et j'ai pris conscience soudain de la récurrence de ces messages, et j'ai commencé à m'interroger sur leurs buts. Quelle était l'intention du collègue qui a imprimé, surligné et affiché ce texte ? En dessous, peut-être épinglé dans le même mouvement, on peut apercevoir une pétition portant sur les transformations à venir au CNED : y a-t-il un lien ? Il n'est pas évident, c'est le moins que l'on puisse. S'agissait-il plutôt de susciter un débat justement par le côté mystérieux de l'affichage ?

Puis je me suis rendu compte que ce n'était peut-être pas la question la plus importante. Des messages comme ça, il y a en des dizaines dans toutes les salles des profs de France. On en trouve peut-être dans d'autres contextes, dans des salles de pause, près des machines à café et distributeurs de chocolat. Le sens de chaque affichage peut bien se perdre, les messages demeurent. Et sont lus, avec plus ou moins de compréhension, et sans doute une bonne dose d'interprétation et de réinterprétation. Mais ces panneaux imposent de fait à un groupe certaines problématiques dont il faudra discuter : ils sont la matérialisation d'une mise sur agenda. Et les messages qu'ils portent contribuent à définir la situation dans laquelle vivent ceux qui les lisent. Ce petit poème et son surlignage contribuent mine de rien à définir la réalité dans laquelle vivent les enseignants. Et ce d'autant plus qu'il a été choisi dans le pot commun de la culture légitime suffisamment grand public pour pouvoir espérer en "imposer" à ceux qui le lisent (qui socialement ont toutes les chances d'être sensible à cette légitimité). Petit acte de langage, petite écriture anodine en apparence, mais qui mise en relation avec toutes les autres, fait finalement beaucoup de nos vies.

Quelques jours après que j'ai vu pour la première fois la fameuse feuille, elle était déjà recouverte par une autre. La construction de la réalité se fait toujours dans la lutte.
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L'école, l'ascenseur et le marronnier

On le sait, les mythes ont la peau dure. Et le sociologue, chasseur de mythes comme le disait Norbert Elias, aura beau les cribler de balles et de flèches, voire les exploser au bazooka, ils continueront encore et encore à venir hanter le débat public. Le Monde publie aujourd'hui un article sur les derniers résultats Pisa : lamentations marronnière sur les faibles performances des élèves français. Et évidemment, cet inter-titre : "L'école ne joue plus son rôle d'ascenseur social".

Ce fameux ascenseur social... Faut-il encore rappeler que La Reproduction de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron date de 1970 ? Les Héritiers du même duo de 1964 ? Et que donc le fait que ce fameux ascenseur social n'a de fait jamais fonctionné ? On serait bien en peine de savoir à quelle période se rapporte cet "âge d'or" d'une école permettant glorieusement aux plus méritants et aux plus travailleurs des élèves de s'élever au rang de l'élite.

Mais la récurrence de cette référence est peut-être plus intéressante sur ce qu'elle révèle de la conception française de la place dévolue à l'école. Car finalement c'est bien de celle-ci que l'on attends la fameuse élévation sociale (car de mobilité sociale, on ne parle ici qu'à la hausse). Sans doute a-t-on en tête la formidable croissance des conditions d'existence de nos Trente Glorieuses également mythifié, lorsque les élèves devenus étudiants obtenaient sur le marché du travail des conditions d'emploi et de rémunération bien supérieure à celles de leurs parents.

Justement, tout est dit. Cet "ascenseur social" a été collectif alors que nous le pensons aujourd'hui comme essentiellement individuel : il n'a pas consisté à l'élévation des meilleurs mais à celle du plus grand nombre. Et il n'a pas reposé seulement sur l'école, mais également sur des conditions économiques favorables sur le marché du travail. C'est la conjonction entre l'école d'un côté, et le marché du travail de l'autre qui a permis "l'ascension". Pas l'école seule.

Or dans l'utilisation récurrente de l'expression "ascenseur social", on ne fait référence qu'au rôle de l'école, et seulement à des "élévations" individuelles et non à une amélioration collective. C'est d'elle que l'on attends l'amélioration de la condition de vie des élèves. Ce qui permet de laisser de côté non seulement la question de l'emploi et du chômage mais aussi celle de l'amélioration générale des conditions de vie et de travail.

Cela est d'autant plus notable dans le fait que l'enquête Pisa ne mesure absolument pas la mobilité sociale. Ce qu'elle met à jour, c'est l'effet de l'origine sociale sur la réussite des élèves à des tests concernant certaines compétences fondamentales en lecture, en mathématique, en science. Cela est tout à fait important, mais ça ne dit rien des inégalités en terme de parcours scolaires et encore moins en termes de trajectoires sociales des élèves. Il est tout à fait possible que des élèves obtenant de bons résultats à de tels tests se trouvent, à plus ou moins court terme, exclus du système scolaire français : il suffit, par exemple, qu'ils ne poursuivent pas dans les classes préparatoires ou les filières d'élites. Ce qui est tout à fait possible si, par exemple, leur milieu familial ne les y encourage guère, parce que leurs parents ne perçoivent pas l'utilité de telles études ou ne maîtrisent pas les codes qui permettent d'y avoir accès.

Et même s'ils arrivent jusqu'à dans ces fameuses filières d'élites, rien ne dit qu'ils connaissent pour autant des parcours scolaires équivalents à ceux de ceux qui sont mieux familiallement mieux dotés qu'eux. Pour s'en convaincre, on peut lire ce passage d'un article récent des Actes de la recherche en sciences sociales sur les élèves de milieux populaires dans les grandes écoles de commerce :

HEC et l’ESSEC affichent des taux d’insertion professionnelle proches de 100% six mois après la fin de la scolarité. Si deux tiers des recrutements s’effectuent dans les métiers du conseil et de la finance suivis, de loin, par le marketing et la vente, les positions sont loin d’être équivalentes [pour les élèves bénéficiant d’une bourse d’études] en termes de prestige, de rémunération et de pouvoir. [...]
En effet, par leur socialisation familiale, une majorité d’élèves ont une perception relativement claire [des parcours scolaires à avoir] et peuvent jouer dès leur entrée en école la stratégie du « curriculum vitae », leur sens du placement leur permet de choisir des cours, stages et fonctions associatives rentables socialement et cohérents avec leur objectif professionnel, une qualité très appréciée dans les processus de recrutement.
Au contraire, les élèves issus des fractions dominées de l’espace social ont une représentation partielle de l’univers des possibles et tendent à sous-estimer la rentabilité des investissements extrascolaires ainsi que de la sociabilité informelle4 dans le fonctionnement du marché du travail. Dès lors, leur scolarité prend un caractère hésitant perçu comme un signal négatif par les recruteurs et, en amont, par les jurys chargés d’affecter les étudiants dans les « majeures » (HEC), « chaires » et « filières » spécialisées à l’ESSEC, au cours d’entretiens de motivation. C’est pourquoi il apparaît qu’aujourd’hui encore « la réussite professionnelle est beaucoup plus étroitement liée à l’origine sociale qu’à un indicateur de capital scolaire tel que le rang de sortie de l’école » (Pierre Bourdieu).

Autrement, même lorsqu'il s'ouvre un tout petit peu en termes quantitatif - comme le voudrait par exemple le mot d'ordre des "30% de boursiers dans les grandes écoles" - le système scolaire ne suffit pas à garantir la mobilité sociale des individus. La distinction et la reproduction des élites s'appuient sur d'autres institutions - les entretiens d'embauche, la sociabilité informelle, etc. - et d'autres signes et codes - les investissements extrascolaires, les façons d'être, ou, pour le dire mieux, l'habitus - que l'on met trop rarement à la question.

Alors pourquoi cette métaphore de l'ascenseur social, avec tout ce qu'elle contribue à dissimuler, demeure-t-elle si puissante ? On pourrait penser que c'est justement parce qu'elle permet de dissimuler tout cela, mais c'est prendre le risque d'un certain complotisme. On pourrait aussi penser à une simple habitude se reproduisant et se renforçant au fur et à mesure qu'elle est réutilisé, morceau d'une certaine culture politique et journalistique. J'aurais tendance à penser que l'origine en est plus générale : elle est le résultat d'un long dressage à une façon de penser individualisé, qui prend son origine dans le fonctionnement même de l'école, qui, bon an mal an, continue à proclamer auprès de ceux qui passent entre ses mains l'idéologie du don qui était déjà dénoncée par Bourdieu et Passeron. L'ascenseur social se maintient parce qu'il s'agit d'une métaphore cohérent avec la façon dont nous nous représentons toujours les parcours des élèves : celui d'individus dont l'école doit accoucher les qualités et les dons cachés. C'est peut-être par là qu'il faudrait commencer à s'interroger sur la justice de l'école.
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La "révolution" de Cantona : sur le capitalisme et la morale

Depuis quelques jours, un appel au "bank run" de l'ancien footballeur Eric Cantona a fait couler pas mal d'encre et de salive. On parle de révolution... Vraiment ?

Plus alertes que moi, vous avez sans doute déjà vu la fameuse interview. Je la remet quand même parce que je lui trouve un petit côté fascinant.



Je l'avoue : je m'attendais à quelques précisions, à une certaine analyse de la part du l'ex-footballeur/acteur, pas une analyse économique profonde, mais un semblant d'explication. Mais non. La conversation ressemble à une brève de comptoir et sent plus le pastagas et la pétanque que la sueur des fronts d'une avant-garde révolutionnaire penchée sur la recherche de nouveaux moyens d'actions.

Une idée simple, servie à la louche : faire sauter les banques en retirant son argent. La crise de liquidité, peu probable car on ne voit pas pourquoi la banque centrale refuserait de refinancer les banques, comme arme politique... Je m'attendais vaguement à ce que soit reprise l'idée fausse qui veut que la monnaie scripturale ne soit pas de la "vraie" monnaie, idée popularisé par le film L'argent-dette et que tout élève de première ES peut contester les doigts dans le nez une main dans la poche, mais même pas.

Il est d'ailleurs assez drôle de voir les instigateurs de ce mouvement soutenir que la plupart des gens ne connaissent pas suffisamment les principes de la création monétaire (ce qui est sans doute vrai) et que eux veulent les y sensibiliser alors qu'ils se contentent d'opérer un vif retour à l'étalon-or. Jacques Rueff aurait été ravi.

Le plus étonnant, et le plus significatif, est la fin de la vidéo. Car même si son plan diabolique fonctionnait, que propose de faire Eric Cantona ? Ben... rien. Si : "on va nous écouter autrement". Comme projet révolutionnaire, on m'accordera que c'est un peu court.

Y a-t-il quelque chose de plus développé du côté du site bankrun2010.com (tiens, un .com pour un tel projet, l'ironie est savoureuse une fois de plus) ? Voyons ça :


Nous, les citoyens du 21ème siècle, héritiers des générations qui se sont sacrifiées pour que nous soyons et demeurions des citoyens libres et dignes, nous exigeons la création d’une BANQUE CITOYENNE, au service des CITOYENS, une banque qui mettrait notre argent à l’abri des fièvres spéculatives, à l’abri des bulles financières toutes condamnées à exploser un jour, à l’abri des opérations qui transforment nos emprunts en actifs et se servent de nos dettes pour acheter d’autres richesses.

Nous voulons des banques qui ne prêtent que les richesses qu’elles possèdent. Des banques qui aident les petites et moyennes entreprises à relocaliser l’emploi, des banques qui prêtent à taux zéro. Des banques qui soutiennent les projets qui profitent aux citoyens plutôt qu’aux « marchés » Des banques où déposer notre argent tout en ayant la conscience tranquille. Des banques dont nous n’aurons plus à nous méfier. Des banques dont le succès sonnera le glas des marchands de morts, de maladies et d’esclaves. Sur les ruines de l’ancien système, nous voulons construire un système bancaire qui ne sacrifiera plus la dignité humaine sur l’autel du profit.

En un mot comme en cent : ils veulent des "banques solidaires". Voilà le projet révolutionnaire. Je lisais justement il y a peu cet article sur la légitimation des banquiers solidaires. En voici une petite citation :

le micro-crédit [profite] d’un nouvel âge, d’un « nouvel esprit » du capitalisme (Boltanski, Chiapello, 1999) ; ce nouvel esprit reposant sur la valorisation de la contribution positive de l’entreprise pour la collectivité en termes de lutte contre l’exclusion et de respect des droits fondamentaux. Le prêt contracté dans un organisme solidaire renvoie aux mêmes pratiques qu’un prêt bancaire classique (calcul du ratio de risques, élaboration d’un système de garantie, échelonnage de la dette, évaluation du projet d’utilisation des fonds). Les activités, prises en charge la plupart du temps par des professionnels de la finance, relèvent, dans les deux cas, de la comptabilité, de l’évaluation par bilan comptable.

Ce mouvement, comme bien d'autres qui pensent être dans la contestation sans concession du capitalisme, fait l'erreur de croire que le capitalisme est sans morale ou amoral, et que le "moraliser" serait un acte révolutionnaire (pourtant cette thématique a pu être reprise par des personnes dont le statut de révolutionnaire peut, tout au moins prêter à débat). C'est oublier que le capitalisme a toujours eu besoin de s'appuyer sur une morale extérieure à lui. Elle était religieuse à l'origine, s'appuyant sur les principes d'un certain protestantisme pour justifier la poursuite effrénée du profit. Aujourd'hui encore, les traders ne sont pas dénué de morale. Qu'on lise cet extrait d'un entretien que j'ai fait il y a quelques temps avec précisément un trader :

Par contre, moi, j'ai aucun problème à faire... par exemple, BP, tu vois, BP, c'est une compagnie pétrolière, elle a eu son problème en Louisiane, etc. L'action a été divisé par quatre. Moi, je veux dire, ils ont que ce qu'ils méritent. Moi, j'y vais, je vends BP comme un porc, parce que tu sais que les mecs, de toutes façons, ils vont perdre de l'argent et je veux dire, ils l'ont bien mérité. La Grèce, par exemple, je suis désolé, la Grèce l'ont bien mérité aussi. Ils ont dépensé... ils ont dépensé au-dessus de leurs moyens. C'est vraiment l'histoire de la cigale et de la fourmi. C'est la cigale, ils ont dansé tout l'été, ils ont dépensé, ils ont eu un déficit budgétaire énorme, et maintenant, ils vont dire "oh, y'a des grands méchants traders qui veulent plus nous prêter d'argent". Oui, ben, fallait dépenser moins d'argent.

On retrouve bien une morale dans la juste punition tombant sur ceux qui l'ont mérité, sur ceux qui ont abusé de la dette publique... Tiens, d'ailleurs, la condamnation de la dette publique se retrouve également chez nos amis de bankrun, pour d'autres raisons certes (parce que ce ne serait pas de la "vraie" monnaie) mais quand même. D'ailleurs, en faisant la critique de la création monétaire par les banques, que font-ils si ce n'est promouvoir un comportement de "fourmi", une gestion "de bon père de famille", voire de "vertueux ascète protestant" ?

La transformation du capitalisme par le biais d'une modification de son "esprit" moral n'est pas une mauvaise idée. Encore faudrait-il réfléchir sérieusement sur ce fameux esprit et ce que l'on va en faire, pour ne pas faire la promotion de principes économiques dépassés. Et surtout ces mouvements gagneraient à prendre conscience de ce qu'ils réclament vraiment, à savoir une plus grande association des citoyens aux prises de décision économique. Se déplacer sur le terrain de la démocratie, aussi bien étatique que dans l'entreprise, serait peut-être plus efficace que de préparer un énième happening politique qui, pour médiatique qu'il soit, a peu de chance de porter ses fruits.
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Peut-on rendre compte du travail ?

Parce que je suis sensible aux problèmes des archivistes, j'ai participé avant-hier au concours lancé par Archives Online. Il s'agissait de proposer une image représentant les transformations du métiers d'archiviste. Je n'ai pas pu m'empêcher de faire un petit commentaire relatif à la sociologie du travail. Simplement pour dire qu'il devient de plus en plus difficile de rendre compte de ce que font les travailleurs à l'heure où, de plus en plus, les activités deviennent homogènes d'une profession à l'autre. Je reprends ça là-dessous.



Cette photo, tirée de la série Les Simpson, illustre parfaitement l’image encore couramment attachée aux archivistes, un stigmate avec lequel la profession n’a pas fini de se battre. Et, paradoxalement peut-être, les évolutions du métier n’y changeront pas grand chose, bien au contraire. Car pourquoi cette représentation de l’archiviste comme quelqu’un qui travaille dans la poussière et les vieux papiers est-elle si puissante ? Pas seulement à cause des nombreuses représentations qui peuvent avoir cours dans les médias et ailleurs, mais aussi et surtout parce qu’elle est aisément descriptible et compréhensible. Vus de l’extérieur, les archivistes ressemblent de plus en plus aux autres professions : ils participent à des réunions, sont installés devant des ordinateurs où ils manipulent des logiciels austères, ils « gèrent de l’information », discutent de « compétences », organisent des « systèmes »… Rien qui ne soit très clair pour le profane : le contenu de leur travail est devenu difficile à dire simplement et à expliquer, il est devenu difficile d’en rendre compte. Tandis que celui qui manipule de grands parchemins ou des textes en latin, vu de l’extérieur, fait quelque chose de plus précis, de plus clair, de plus facile à classer : on voit bien ce qui le différencie des autres travailleurs. C’est sans doute pour cela que l’image de l’archiviste restera encore pour longtemps celle-là, comme l’enseignant restera celui qui professe devant un auditoire silencieux, le commercial celui qui essaye de refourguer un produit, le policier celui qui court après le voleur… quelque soit le contenu réel de leurs activités. Les clichés ont la peau dure!

Ajoutons en complément que cette situation n'est pas sans conséquences pour les nouveaux venus sur le marché du travail. Il est très difficile aujourd'hui d'expliquer à un élève de lycée quel peut être le contenu de telle ou telle profession. Lors des conseils de classe dans mon établissement, les projets professionnels les plus courants concernent des professions souvent bien identifiées : on veut être avocat, assistante sociale, infirmier, etc. Des professions où l'on peut "voir" ce que les gens font. Il est beaucoup plus difficile d'amener les élèves à envisager des métiers plus classiques des entreprises - sauf peut-être "commercial" choisi souvent par des garçons intéressés par la rémunération et persuadé qu'il s'agit de "savoir vendre" tout et n'importe quoi. Cette situation découle sans doute de ce fait simple qu'il est difficile pour un lycéen de comprendre ce que ces messieurs sérieux font sur leurs ordinateurs...
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Hommage hors sujet

Pas de commentaire sociologique aujourd'hui, mais un hommage. Il y a deux grands hommes qui m'ont appris l'humour, ou plutôt qui m'ont fait penser un jour "on a le droit de faire ça ?". L'un est Terry Pratchett : découvert vers 12 ans, on peut imaginer le choc de découvrir qu'on peut écrire des pavés qui font rire et où l'on peut à peu près tout se permettre (ook). L'autre est décédé aujourd'hui. Il avait l'air d'un type sérieux, mais faisait absolument n'importe quoi à la télé et au cinéma. Il y avait un peu de Chaplin dans la façon dont il incarnait sans cesse le même personnage et jouait avec n'importe quelle situation pour faire complètement n'importe quoi. Leslie Nielsen n'est plus. Et le cinéma est soudain moins drôle.


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Journée de la jupe vs. Sexualisation des femmes : un mauvais happening ?

Pour ce que j'en ai compris, le jeudi 25 novembre 2010 était la journée de la jupe. Initiative lancée à l'échelle d'un lycée, reprise et popularisée par un film que je n'ai pas eu le courage d'aller voir (désolé, mais Adjani m'insupporte par avance), le principe en est simple : on invite les femmes à mettre une jupe pour protester contre les comportements sexistes. Sympathie médiatique immédiate, soutenue par Ni putes, Ni soumises, association qui avait elle aussi bénéficié d'un prompt adoubement politique et médiatique, ce happening a finalement plutôt éclipsé la question des violences faites aux femmes à laquelle cette journée était censé sensibiliser tout un chacun. Peut-être était-ce un mauvais choix : moins que le fond, c'est la forme du message qu'il faut interroger.

En usant de ce qui n'est finalement qu'un joli happening politique - d'autant plus réussi qu'il peut faire couler beaucoup d'encre sans avoir à être particulièrement suivi sur le terrain (ce billet en est la preuve...) - les instigateurs de cette "journée de la jupe" ont fait bien plus que de simplement appeler l'attention des médias sur la question des violences faites aux femmes : ils ont contribué à construire cette question dans un sens particulier. Si on suit cette mobilisation, les problèmes que rencontreraient les femmes aujourd'hui se ramèneraient essentiellement au fait de ne pouvoir s'afficher comme des femmes dans l'espace public sans souffrir de violences diverses.

Soyons clair : je ne vais pas contester que de tels violences existent (un témoignage d'un blog que je suis tiens), je ne vais pas contester que des femmes en souffrent, je ne vais même pas discuter l'idée qu'il s'agit effectivement de violences - parce que ça en est. Je vais me contenter de dire que ce problème est mal analysé, parce qu'il n'est pas pris à la racine.

En centrant le débat sur le port de la jupe, pris comme un "acte militant", on nous présente les choses comme si le problème central était celui du dévoilement du corps de la femme. La revendication centrale serait, pour les femmes, de pouvoir afficher leurs corps. Il s'agit bien de l'afficher : on ne discute pas simplement de questions de confort, certains ayant souligné qu'il y avait quand même quelque chose d'ironique d'organiser ainsi une journée de la jupe fin novembre. Le problème, ce serait ceux qui veulent cacher le corps des femmes.

Mais si les femmes montrent leurs corps en portant une jupe, sont-elles pour autant libres ou libérées ? Qu'on veuille le cacher ou au contraire l'exhiber, le corps des femmes est dans les deux cas perçus de la même façon : comme sexualisé. Je dis bien "sexualisé" et pas "sexué", c'est-à-dire non pas doté d'un sexe identifié, mais objet de désir sexuel. Si certains veulent cacher ces corps, c'est justement parce qu'ils sont pensés comme sexuels. S'ils sont montrés comme tels, alors on ne règle pas le problème, on ne fait que l'accentuer. Or porter une jupe ne peut pas prétendre constituer un acte politique de "de-sexualisation" suffisant.

Qu'on me comprenne bien : je ne suis pas en train de dire que les femmes ne doivent pas porter des jupes, encore moins que celles qui le font "méritent" de quelque façon les pressions et remarques désagréables qui peuvent leur être adressé. Simplement le problème n'est pas dans le vêtement mais dans le regard que l'on porte - il est d'ailleurs intéressant de noter que l'on porte un vêtement tandis que l'on supporte un regard... Il ne s'agit pas non plus de dire que les femmes ne doivent jamais être "sexy". Simplement qu'elles n'ont pas forcément à l'être tout le temps - par exemple pas sur leur lieu de travail - ni par n'importe qui - par exemple par un inconnu dans la rue. Comme les hommes en fait, qui n'ont pas forcément envie d'être perçus sans cesse comme des objets de désir.

On me dira sans doute que le but de cette journée de la jupe est justement de revendiquer, pour les femmes, le droit à porter une jupe sans être l'objet de regards et de comportements lubriques. Mais, comme le dirait l'autre, "le contexte est plus fort que le concept". Ce happening n'arrive pas n'importe quand. Avant lui, il y a eu le "scandale des tournantes", il y a eu la médiatisation de plusieurs affaires de violence sexistes dans les banlieues relayés avec un traitement pas toujours exempt de critiques par les médias, il y a toute l'action de Ni Putes, Ni Soumises qui a consisté à cantonner la question du féminisme aux banlieues, il y a eu toute la vague de critiques vis-à-vis de l'Islam. Tout cela pèse sur le sens qui sera donné et retenu à cette journée. Dans un tel contexte, celle-ci ne peut que contribuer à dire que le problème essentiel du féminisme est celui des banlieues et de l'Islam, et dans celui de la liberté sexuelle des femmes. La jupe contre la burqa, la sexualité libre comme l'abstinence forcée et la virginité avant le mariage : c'est ainsi qu'a été construit le problème en France.

Et dans ce contexte-là, la journée de la jupe a peu de chance d'être comprise comme une revendication de de-sexualisation du regard portée sur la femme. Au contraire, tout ce qui a précédé a consisté à essayer d'abandonner cette question de la sexualisation des corps des femmes, à la retirer de l'agenda politique du féminisme de masse.

On pourrait penser que c'est parce que cette question est plus difficile, plus complexe et moins apte à mobiliser. C'est simplement faux. Les féministes américaines - qui entretiennent, semble-t-il, un lien beaucoup plus fort avec les sciences sociales que les françaises, ce qui explique sans doute beaucoup de choses - se mobilisent fortement sur cette question de la sexualisation du corps des femmes et même des petites filles. J'avais déjà évoqué cette question à propos des costumes d'Halloween. On peut aussi regarder cette vidéo, assez frappante :



On voit là un problème construit de façon tout à fait différente. La question des souffrances quotidiennes des femmes n'est pas rejetée aux marges de la société, à ses seules banlieues et ghettos ou à ses seules minorités, elle est au contraire placée dans son cœur et dans un spectre plus large de ses activités. Il ne s'agit pas de se limiter à l'activité de groupuscules mal identifiés et éventuellement fantasmés, mais de poser la question d'une responsabilité collective globale. Et surtout il n'est pas tant question d'un bout de vêtement que du regard que l'on porte sur les femmes et des modèles, de tous les modèles, qu'on leur donne et qu'on leur impose.

Cette sexualisation des femmes et des filles est-elle moins forte en France qu'aux Etats-Unis pour qu'elle mobilise moins les militant-e-s et les politiques ? Chaque fois que je tombe sur les clips des grandes chaînes musicales ou sur n'importe quelle émission de Mtv, chaque fois que je feuillette un magazine féminin ou que je vois les couvertures des magazines masculins, chaque fois que j'entends certaines conversations de mes élèves, je ne peux m'empêcher de penser que le problème est bien là, chez nous. Et plutôt que d'essayer de tout expliquer par l'Islam, il faudrait peut-être que l'on se penche sur l'image des femmes dans tous les contextes.

Et est-il difficile d'inventer des happenings efficaces sur ce thème-là ? Est-il moins fédérateur que celui de la jupe ? On peut également en douter quand on voit la puissance suggestive de cette simple vidéo.

Mais le contraste avec ce qui se fait en France est sans doute le plus saisissant. Nous avons "spécialisé" la question du féminisme aux banlieues et à la religion, et nous faisons de plus en plus souvent l'économie de la critique de la télévision, de la musique, de la publicité - la récente relance de Sardou d'une chanson que, par un étonnant miracle, il est parvenu à rendre encore plus sexiste que l'original n'a pas soulevé autant d'émoi que cela aurait pu (dû ?). Peut-être parce que nous considérons cela comme acquis ou comme trop évident. Mais même les comportements sexistes que l'on dénonce à grands cris dans les banlieues ont sans doute quelque chose à voir avec cela. Les émissions de télé-réalité fournissent des modèles dévastateurs qui ne semble pas soulever plus de protestation que cela.

C'est tout le malheur de cette journée de la jupe : enfermer un peu plus la question de la libération des femmes dans un contexte particulier. Sans remettre en cause qu'il y ait un réel problème dans la stigmatisation des femmes qui portent des jupes dans certains contextes, on peut s'interroger sur le choix d'un tel happening qui ne prend pas le problème à la racine et en vient à éclipser, malheureusement, une grande partie de ce qui pourrait être le combat des femmes.
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Les Free Movers sont-ils free (et ont-ils tout compris) ?

Il y a quelques temps, Envoyé Spécial diffusait un reportage consacré aux "free movers" (on peut encore le voir ici). Kezako ? J'avoue l'avoir appris moi-même en regardant la chose. Les free movers, ce sont des étudiants qui iraient faire leurs études à l'étranger, en dehors du cadre de l'échange universitaire type "Erasmus". Penchons-nous sur ces parcours pour voir ce qu'ils nous disent de la mondialisation.

Dans "free movers", il y a free. Outre que ce soit là le nom d'une compagnie bien connus pour ses délais approximatifs et ses publicités qui ne le sont pas moins, ce terme veut dire, je ne l'apprendrais pas à mes lecteurs, "libre". Nos étudiants seraient donc libres de leurs mouvements puisqu'ils se placent à l'extérieur de la contrainte de l'échange universitaire. L'expression concentre à elle seule une bonne partie de la présentation classique des mobilités internationales : partir à l'étranger, ce serait faire preuve de liberté, ce serait saisir courageusement une opportunité bien meilleure qui se présenterait par delà les frontières, ce serait accomplir, en un mot, sa liberté.

Enfin, si vous êtes occidental, riche et, dans la mesure du possible, blanc. Si vous êtes africain ou latino ou chinois ou autre, partir à l'étranger, ce n'est plus du tout cela, c'est soit le résultat d'un poids incommensurable des contraintes sur vos frêles épaules - le poids de la pauvreté ou celui de l'Etat totalitaire - soit une tentative plus ou moins larvé d'envahissement.

Le reportage d'"Envoyé spécial" empruntait, comme on pouvait s'y attendre, beaucoup à la première présentation, plutôt héroïsée, des mobilités internationales. Même s'ils faisaient face à des "blocages" de la société française, que ce soit l'obligation de passer par la difficile épreuve de la classe préparatoire pour accéder à une école de commerce ou un numerus clausus beaucoup trop bas pour les professions médicales, les étudiants suivis par les journalistes étaient présentées comme des innovateurs ayant habilement trouvé une nouvelle solution. L'idée d'une grande liberté de mouvement est omniprésente : le monde s'ouvre à vous, aux audacieux d'en profiter.

Ce point est particulièrement visible dans le début du reportage où l'on suit les pas d'une jeune bachelière tout heureuse d'intégrer HEC Montréal. Les journalistes filment et reprennent à leur compte, et à celui de leurs spectateurs, ses différents émois : ohlala, nous avons des ordinateurs, on aurait pas ça en France, ohlala, on a des cours où l'on est pas 500 dans l'amphi, c'est impossible en France, oh mon dieu, on peut participer à des associations dans l'école et c'est valorisé par les employeurs, vous imaginez ça en France, bien sûr que non, les Français, ahahah... Parfois, je l'avoue, j'aimerais que certains journalistes fassent le boulot pour lequel ils sont payés. Parce que les écoles de commerce française, fort chères au demeurant, proposent des équipements informatiques à leurs étudiants et reçoivent des financements de la part d'entreprise, organisent des cours en petits groupes et encouragent plus que vivement leurs étudiants à participer à des associations et à tout le bazar. Ce dernier point est même au coeur de la stratégie pédagogique de HEC Paris (voir cet excellent article de quelqu'un qui a pris la peine d'y mettre les pieds).

Il est presque fatal, depuis que The Guardian a lancé la mode avec un article sur les Français débarquant en masse au Royaume-Uni, que toute la question des expatriés deviennent, d'une façon ou d'une autre, une comparaison cinglante entre la France et les pays anglo-saxons. Cela témoigne au moins d'un point important : nous accordons aujourd'hui, en France, une grande légitimité à ce qui vient de l'étranger, suivant le principe que l'herbe y est forcément plus verbe. En soi, rien de nouveau sous le soleil : il fut un tant où les enfants de l'aristocratie partaient faire de grands voyages dans toute l'Europe, et spécialement en Italie, pour parfaire leur formation de gentilhomme. Pratique toujours courante si l'on en croit Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot ou Anne-Catherine Wagner. Ce point suggère une question à approfondir : on sait que le mouvement de mondialisation en lui-même est ancien (on peut le faire remonter au XIXème siècle au minimum, certains auteurs allant même plus loin dans le passé), qu'en est-il des pratiques que nous voyons aujourd'hui comme des nouveautés ? J'en parlerais sans doute une fois prochaine.

Ce premier départ décrit par le reportage prend sa logique dans la valeur prêté à l'expérience à l'étranger. Même si, comme le souligne justement le reportage, il peut y avoir quelques difficultés au retour, les anciens élèves d'HEC Montréal n'ayant peut être pas les mêmes possibilités que ceux d'HEC Paris (il aurait cependant été bon de comparer aussi avec des écoles de commerce plus modestes), ils disposent d'un point d'appui pour transformer leur parcours en "success story". Face à un employeur, plutôt que d'expliquer qu'ils ont fuit les deux années de classe préparatoire, ils pourront essayer de mettre en avant leur connaissance de l'étranger, leurs capacités d'adaptation, etc. déjà valorisées par leur interlocuteur.

Reste les deux autres parcours suivis : celui d'un étudiant vétérinaire et celui d'une étudiante en médecine (et de quelques autres de ses compères), le premier en Belgique, la seconde en Roumanie. Les deux sont partis pour contourner le numerus clausus, cette limitation du nombre d'inscrits dans leur discipline respective, en capitalisant sur l'équivalence des diplômes en Europe. Il est étonnant de voir combien ces "free movers" ont peu de liberté. Car pour l'un comme pour l'autre se pose ce même problème : celui du retour en France. Il en va de même d'ailleurs pour la jeune fille inscrite à HEC Montreal pour qui la question du retour se pose déjà alors qu'elle commence à peine ses études.

Il faut se poser cette question : dans quoi sont engagés ces "free movers" ? Dans quel type de carrière ? Si on considère le vétérinaire ou le médecin, la réponse est relativement simple : l'un comme l'autre sont engagés dans des carrières françaises. Bien que faisant une partie de leurs études à l'étranger, leur progression est guidé par un horizon français. Rester en Roumanie ? C'est difficilement envisageable. Il faudrait accepter d'être éloigné de sa famille et de ses proches. Il faudrait également accepter les conditions de vie et de rémunération roumaine. Il faudrait enfin s'acculturer relativement aux façons de faire roumaines. Rien de tout cela n'est impossible, mais voilà autant d'obstacles à la pleine liberté de nos "free movers". Il est notable que, dans le reportage, on voit des Français qui, en Roumanie, se fréquentent surtout entre eux. Comme ils envisagent de repartir à assez court terme, ils n'ont pas à chercher à tisser quelques liens avec des Roumains, ils n'ont pas à chercher à s'intégrer à ce pays. Ils restent donc libres de repartir, mais uniquement vers la France. Cela parce qu'ils n'ont jamais véritablement quitté ce pays. Et ce d'autant plus que le grand nombre d'étudiants français adoptant une telle stratégie leur permet de se mouvoir dans une "communauté française" relativement homogène.

Que décrivent alors ces parcours de "free movers" ? Certainement pas un rétrécissement du monde où les individus seraient devenus plus libres de circuler comme le voudrait certaines présentations de la mondialisation. Encore moins la formidable saga de quelques aventuriers partis chercher fortune par delà les mers. Plus simplement, on peut y voir des utilisations bien circonstanciées et limitées du départ vers l'étranger. Et qui doivent se rapporter, chacune à sa façon, à ce qui se passe en France : que ce soit par la légitimité accordée au "global" et au "mondial" ou à l'institutionnalisation de certaines pratiques - laisser les médecins français aller se former en Roumanie n'est jamais qu'un moyen de privatiser en douce les études de médecines sans avoir à remettre en cause les institutions françaises.

Il y a donc une contradiction flagrante dans le terme choisis pour désigner ces étudiants. D'une part, leur mobilité n'est pas si grande que cela. D'autre part, si effectivement ils se placent hors de l'échange universitaire classique, leurs parcours peuvent bel et bien être guidés par des considérations et des institutions nationales : ils demeurent alors des "Français à l'étranger", sans intention particulière de s'installer définitivement. Sans doute sont-ils plus proche de la figure du touriste, qui vient aujourd'hui pour partir demain, que de celle de l'étranger, qui vient aujourd'hui et restera demain pour reprendre une formule de Simmel. Et si le touriste étaient la figure centrale de la mondialisation ?
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Les blogs "girly" et le long combat des femmes

Hier s'est déroulé un évènement que vous avez peut-être manqué : le pink'n shoes day. Lancé par la blogueuse Thorn, il s'agissait pour les différent-e-s dessinateurs/trices blogueurs/gueuses de faire une note "girly" (on trouve une liste des participants avec lien à la fin de la note de Thorn). Mais c'est quoi une note "girly" ? Regardons ça sociologiquement.

Le terme "girly" en est venu à désigner, dans le petit monde des blogs BD, une catégorie bien particulière : il s'agit de blogs identifiés comme "féminins" et qui se centrent autour de certaines caractéristiques elles-mêmes désignées comme "féminines". Il y sera nécessairement question de chaussures, de fringues, de soldes, de mecs, de chats, etc. Le tout avec frivolité et un peu de bêtise. C'est en tout cas ce qui ressort on ne peut plus clairement des différents dessins réalisés à l'occasion de cette "journée spéciale".

Du coup, "girly", ce n'est pas franchement un compliment. Ca peut même être plutôt lourd à porter. Le blogueur Kek peut ainsi évoquer le fait qu'il lit ce genre de blog pour rigoler. De même, le dessinateur Boulet peut se moquer sans trop d'hésitations de type de blog. Dans les posts du jour, JiBé exprime très clairement les sentiments de haine que peut faire surgir ce style. Bref, le "girly", c'est un stigmate au sens de Goffman : une caractéristique qui permet de marquer le discrédit et dont on cherche à tout prix à se démarquer. Après les skyblogs, c'est sans doute le "genre" qui provoque le plus certainement ce genre de rejet par la moquerie critique.

Mais d'où viennent les blogs girlies ? La question est intéressante. Le terme s'est imposé lorsque le site blogbd.fr a en fait une de ses catégories de classement, depuis disparue : c'est sans doute à ce moment que le "style" fut formalisé et a pris, dans les esprits si ce n'est dans la pratique, sa forme définitive. Généralement, on peut y voir deux grandes "ancêtres" (même si elles ne sont pas si vieilles que ça) : Pénélope Bagieu et son blog "Ma vie est tout à fait fascinante" (signé d'abord Pénélope Jolicoeur) et Margaux Motin, illustratrice qui a publié depuis deux recueils de ses notes. Elles sont évoquées ici comme les "deux reines du genre" par un dessinateur qui voulait justement jouer sur les codes de celui-ci. De même, dans ce post de Boulet, elles sont évoquées comme des "starlettes" de la blogosphère. On retrouve là un stigmate typiquement féminin, attaché très tôt à la pratique du blog : la frivolité et le désir de "se montrer" que l'on prête généralement aux starlettes.

Pourtant, ces deux blogs répondent-ils à l'aspect hyper-féminisé auquel renvoie désormais l'expression "girly" - telle que celle-ci se donne à voir dans les parodies proposées lors de ce pink'n shoes day ? Pas vraiment. Certes, on y trouvera des histoires de fringues et de mecs, certes Pénélope Bagieu a pu parler de son chat, certes, elles peuvent évoquer des questions tout à fait féminines... Mais pas seulement. Au contraire, l'une comme l'autre peuvent également souligner à certains moment la distance qu'elles entretiennent avec le rôle féminin qui est le leur : Margaux Motin utilise un vocabulaire pas toujours très délicat ("alors, on est pas bien décontracté du gland là ?" ou encore "t'as vu ? j'ai réussi à placer 17 fois le mot bite"). Pénélope Bagieu a aussi souligné son côté grossier, et peut mettre en scène la façon dont elle passe d'un rôle à l'autre. Bref, le blog "girly" historique s'est construit sur une distance au rôle féminin traditionnel.

Plus précisément, ces deux blogs s'avèrent très modernes à leur façon. Certes, les deux jeunes femmes se mettent à certains moments en scène en tant que "femmes", à la recherche de la chaussure idéale ou attaché à la musique larmoyante de quand on souffre... Mais elles refusent également de n'être que cela. Elles veulent bien être des femmes, et traitées comme telles, mais pas tout le temps, pas par tout le monde, et pas n'importe comment. C'est ce que revendique très clairement Margaux Motin dans son dernier ouvrage La théorie de la contorsion. Celui-ci s'ouvre sur une mise en scène où elle explique qu'elle refuse d'être enfermé dans une case - et contredit par un dessin chacun des rôles qu'on veut lui coller, de "fiiiiiiiiille" à "fashinista acco aux godasses", en passant par "mère", "soldat" ou "parisienne branchée". La page suivante la représente sortant de la boîte dans laquelle on veut l'enfermer sous la forme d'une multitude d'elles-même avec des vêtements et des attitudes correspondants à tout ce qu'elle veut pouvoir être quand elle en a envie (ce dessin sert maintenant de bandeau à son site).

Bref ces blogs mettaient - et mettent toujours - en scène des femmes qui ne jouent leur rôle de femme que "tongue in cheek" comme disent les anglo-saxons : avec distance et humour, en sachant que c'est un rôle, sans trop s'y attacher et même en montrant ostensiblement que l'on n'est pas dupe. Avec une revendication en filigrane : être traitée comme une femme, d'accord, mais dans les relations intimes, ailleurs, dans les relations professionnelles, on ne veut pas forcément être considérée comme telle. Une belle et forte consciente de la nature du genre en d'autres termes, même si cela n'exclut pas la possibilité de continuer à critiquer les stéréotypes ainsi utilisés.

Au contraire, l'adjectif girly en est venu à désigner de façon péjorative des blogs qui mettent en scène des femmes qui n'ont aucune distance à leur rôle, qui y croient "à mort". Que s'est-il passé ? Comment le terme, déjà peu respectueux dans la mesure où infantilise les femmes ("girls" plutôt que "women"...), a-t-il pu connaître une telle évolution ? Il est en fait sans doute entré en résonance avec la forte dévalorisation de tout ce qui est labellisé comme féminin dans nos sociétés... Comme tout stigmate, celui-ci a eu tendance à venir définir l'ensemble de la personnalité de celui ou celle qui le porte : on a retenu de ces blogs que les aspects que l'on pouvait dévalorisé, à savoir principalement la frivolité. Et on a fait disparaître, dans les représentations, tout ce qu'ils pouvaient avoir de moderne et de revendicatif. Un blog "girly" est "girly"/féminin avant d'être autre chose et tout ce qui pourra y être dit ou fait sera interprété en fonction de ce label.

De quoi témoigne au final cette catégorie des blogs "girly" ? Essentiellement que le combat des femmes est loin d'être terminé. Qu'un homme fasse un blog où il parle de choses "masculines", et personne ne lui reprochera : Monsieur le Chien, en reprenant jusqu'à l'extrême (et c'est pour ça qu'on l'aime) tous les stéréotypes masculins (obsédés sexuels, passionné de foot, de jeux de rôle et de comics, un peu loser, etc.) fait un simple blog, pas un blog "boyish" ou "manly". Au contraire, son humour et sa façon de jouer avec le rôle est très bien compris. Qu'une femme fasse un blog, et elle aura à lutter contre le stigmate qu'on essaira de lui apposer, comme la blogueuse Laurel qui fut obligé de protester auprès de blogbd.fr parce qu'elle trouvait que son travail ne pouvait être labellisé "girly" du seul fait qu'elle soit une femme (elle aussi joue avec ses rôles, celui de mère par exemple)... Lorsqu'elle tentera de jouer avec son rôle de femme, on verra plus difficilement cela comme un jeu, et le risque sera plus fort qu'elle soit prise au premier degré. Bref, il va encore falloir du temps pour qu'être une femme cesse d'être un stigmate.
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La mentalité de marché est obsolète. Ou pas.

Au cœur des manifestations lycéennes et estudiantines dont je parlais il y a peu un slogan qui a tôt fait de hérisser le poil des gars de la paroisse à côté : "retarder l'âge de départ à la retraite, c'est mettre les jeunes au chômage". Les économistes s'irritent, arguant qu'il y a là une erreur classique : croire que le stock d'emploi est défini une bonne fois pour toute... On peut aussi prendre les choses différemment, et essayer de voir ce que révèle le succès de cet idée de l'économie telle qu'elle est vécue. Ce qui conduira à parler également de l'économie numérique...

Il revient à Karl Polanyi d'avoir souligné ce point fondamental : l'emprise du marché, avant d'être une emprise sur les choses, est une emprise sur les esprits. Une bonne partie de son travail consistera à défendre que "la mentalité de marché est obsolète" (titre d'un article de 1947, repris dans les Essais). Il soutient qu'est né au XIXème siècle une "société de marché", c'est-à-dire un système où le marché auto-régulateur a été placé au centre de la société au point de la déterminer tout entière plutôt que d'être déterminé par elle. C'est le fameux "désencastrement de l'économie hors du social" : dans un tel contexte, les hommes se pensent guidés par des motivations économiques et sont convaincus que les institutions qui sont les leurs découlent directement des l'économie. Ce "déterminisme économique" se retrouve d'ailleurs aussi bien dans la pensée libérale que dans la pensée marxiste.

Ce système a rencontré son destin au moment de la seconde Guerre Mondiale et, lorsque Polanyi écrit ses textes majeurs (dont La grande transformation, son chef-d'oeuvre de 1944), il pense assister à l'écroulement de ce système. Mais il reste inquiet : il est bien difficile de sortir de la "mentalité de marché", et les hommes continuent à penser comme dans la société du XIXème siècle. D'où son appel à nous débarrasser de ces oripeaux philosophiques qui nous font penser que le marché est naturel, que seules les motivations "économiques" sont réelles, ou que c'est l'économie qui mène le monde.

Revenons maintenant à nos lycéens et étudiants qui défilent le poing levé parce qu'ils pensent que le recul de l'âge de la retraite les condamne au chômage. Evidemment, les économistes peuvent rappeler que le stock d'emploi n'est pas donné par avance, de telle sorte qu'il suffirait de réduire le nombre de participants au marché du trvail pour voir baisser le chômage... Mais c'est bien ainsi que la plupart des gens voient le marché : comme une institution lointaine et mystérieuse qui fixe les conditions vie et l'ensemble société sans que l'on sache trop comment. Il semble bien que, dans les esprits tout au moins, le ré-encastrement du marché dans le social n'ait pas eu lieu. Nous continuons à prêter au marché une place extérieure à nous et à la volonté des hommes et à lui laisser déterminer très largement le monde dans lequel nous vivons. La crise économique n'a sans doute pas fait autre chose que de renforcer ce sentiment.

Tout cela ne serait peut-être pas si grave si le marché n'en étaient ainsi pris pour une institution allant de soi, naturelle. Car il n'est pas tant pris pour un Moloch extérieur contre lequel on pourrait éventuellement lutter, que comme une donnée objective que l'on ne peut même pas remettre en question tant elle va de soi. Un autre débat en témoigne : celui qui porte sur les droits de propriété à l'ère du numérique. Pour beaucoup, l'idée que le téléchargement soit assimilable à un vol ne pose pas de question : il s'agit bien de prendre quelque chose que l'on a pas payé. L'économiste qui avance qu'il y a une différence fondamentale dans le sens où si je vole un pain au chocolat, je prive son propriétaire de sa capacité à le manger tandis que si je télécharge une musique, je ne prive personne de l'écouter également, se fait régulièrement rabrouer. Il est difficile de penser qu'un autre système soit possible, qui se réfère à une des autres formes de coordination identifiées par Polanyi, comme la réciprocité ou la redistribution.

Ce point nous amène à souligner que le marché est beaucoup plus qu'un simple mécanisme d'échange : il est avant tout un principe de justice. C'est avec le marché que nous avons dans la tête que nous évaluons les choses, les biens et les personnes. Le débat sur les retraites, une fois de plus, en témoigne. Il nous est difficile de pouvoir penser le travail comme autre chose qu'une marchandise qu'il faudrait répartir et utiliser au mieux. Obsolète, la mentalité de marché ? Il semble bien que non. Et ce n'est pas forcément une bonne nouvelle.
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Les jeunes sont dans la rue parce qu'ils sont à l'école

Les jeunes - comprenez les lycéens et les étudiants - rejoignent peu à peu le mouvement de protestation contre la réforme des retraites, et cela inquiète apparemment tant les différents médias que le gouvernement. Peut-être ces derniers ont-ils lu cet ancien billet précisant que, plus que le nombre de protestataires, c'est la variété de ceux-ci qui fait leur force ? Toujours est-il que les accusations de "manipulation" de la jeunesse refont florès. Il faudrait pourtant se pencher plus sérieusement sur les causes de la récurrence des humeurs protestataires chez les lycéens et les étudiants.

Les manifestations de lycéens et d'étudiants sont, en France, un phénomène plus que récurrent : j'ai moi-même battu le pavé dans mon jeune temps (ah, you have to be there comme disent les Français qui se la jouent anglophones), et c'était déjà une longue tradition. Les différentes réformes de l'éducation nationale, que ce soit Haby, Allègre, Darcos, Châtel ou autre, les dispositions relatives à l'entrée dans la vie active comme le CPE, ou des questions politiques plus générales, du 21 avril 2002 à l'actuelle réforme des retraites : la jeunesse ne manque pas de raison de descendre dans la rue. Comme on peut le voir, celles-ci sont loin de se limiter aux questions qui "touchent" directement les jeunes citoyens, et ces manifestations rythment la vie politique française presque aussi sûrement que les élections présidentielles.

La récurrence du phénomène implique la récurrence des explications, lesquelles jouent généralement le rôle d'armes de légitimation ou de délégitimation des mouvements en question. Classiquement, le gouvernement accuse ses adversaires de "manipuler" la fraîche jeunesse. Argument qui ne cesse de me fasciner puisque, généralement, il est professé par ceux qui déplorent que les enseignants n'aient plus aucune autorité sur les gamins : apparemment, ils ne nous écoutent plus, sauf quand il s'agit de manifester. De l'autre côté, ces manifestations ne sont pas seulement accueillies avec bienveillance parce qu'elles soutiennent des idées populaires, mais aussi parce que l'on a l'impression qu'il "faut bien que jeunesse se passe". L'explication par les "hormones" n'est jamais loin, et la condescendance envers les jeunes est toujours au coin de la rue : "ah, folle jeunesse...".

Une explication beaucoup plus puissante consiste à regarder ce que les conditions de vie et d'existence des jeunes peut nous apprendre sur les origines de ces mouvements. Pour cela, il n'est pas inintéressant de regarder comment les choses se passent ailleurs, y compris dans un pays qui ne connaît pas des épisodes protestataires à un rythme aussi régulier.

Dans son ouvrage Freaks, Geeks and Cool Kids (2004), Murray Milner Jr. cherche à comprendre les origines de ce qu'il appelle le "système de caste" des high schools américaines. Ceux-ci sont en effet structurés par des groupes de statut bien marqués et hiérarchisés : on est "cool" ou on est un "geek" ou un "freak", d'autres statuts s'intercalant entre ces différents extrêmes. En un mot, comme en témoigne de nombreux films et séries qui euphémisent plus ou moins la violence symbolique inhérente à ce système (cette vidéo est assez intéressante de ce point de vue), les jeunes américains forment une société particulière avec ses dominants et ses dominés.

Pourquoi ce système existe-t-il ? Milner présente sa thèse dans les premières pages du livre. Elle est assez simple mais très intéressante : ce serait une conséquence logique de la façon dont la société, i.e. les adultes, gèrent les jeunes. Ces derniers disposent en effet d'un pouvoir extrèmement limité : ils ne décident pas de leur emploi du temps puisqu'on leur impose de participer à une activité - l'école - sans leur demander leur avis (même si "c'est pour leur bien") ; dans ce cadre, ils suivent des cours dont ils ne voient pas l'intérêt immédiat et dont ils ne perçoivent pas forcément la raison d'être ; ils sont soumis à toutes sortes d'épreuves, des examens jusqu'aux conditions d'entrée sur le marché du travail, sur lesquelles ils n'ont pratiquement aucune capacité d'action. Que leur reste-t-il comme marge de manœuvre ? Pas grand chose : les pratiques culturelles, le look, la musique, etc. Le développement d'une "culture jeune" qui rompt avec les attentes "normales" vis-à-vis des élèves et des étudiants, phénomène que Dominique Pasquier a brillamment étudié en France, serait donc le résultat de l'emprise scolaire qui pèsent sur eux : c'est là un moyen pour ces derniers de manifester de leur liberté et de leur autonomie, de se construire une identité propre et non imposée de l'extérieur. En témoigne, de l'autre côté de l'Atlantique, la délégitimation progressive des figures les plus "scolaires" comme le capitaine de l'équipe de foot et la chef des cheerleaders, et de ce côté, l'extension de la culture populaire dans toutes les strates de la société.

Mais ne pourrait-on pas penser qu'en France, ce même phénomène - l'emprise de la forme scolaire sur la jeunesse - a des conséquences sensiblement différentes ? Il est possible que la récurrence des manifestations lycéennes et étudiantes trouve là une partie de son explication. Aller battre le pavé, c'est un moyen pour les jeunes de "reprendre la main" sur leur propre vie, de s'extraire, quelques heures durant, d'une institution où leur pouvoir est extrêmement limité pour faire preuve de leur indépendance, de leur liberté et de leur autonomie. On me dira sans doute que certains en profitent pour aller traîner dans les cafés... Justement : ils ne restent pas chez eux, ils vont occuper des espaces publics où ils peuvent se sentir "grands", "adultes", où ils peuvent, autrement dit, avoir un certain pouvoir. Autrement dit, si les jeunes sont (régulièrement) dans la rue, c'est parce qu'ils sont (la plupart du temps) à l'école.

Mais pourquoi les mêmes causes ne produisent-elles pas les mêmes effets que ceux étudiés par Milner ? Si un système de caste est également présent dans les lycéens français, et peut se manifester avec une violence comparable (j'en suis, malheureusement, régulièrement témoin), il semble a priori moins profondément structurant que ce qu'il peut en être aux Etats-Unis. La tentation est grande, dès lors, de pencher vers une explication plus ou moins culturaliste (surtout que c'est à la mode en ce moment) : la "culture française" serait plus disposée à l'expression protestataire et les jeunes ne feraient que s'y conformer.

Si cela n'est pas à exclure - et il faudrait notamment s'intéresser à la transmission d'un "savoir manifester" dans les familles - il semble cependant que l'on puisse approfondir un peu la réflexion sur la position sociale des jeunes. Céline Van de Velde soutient, à la suite d'une solide enquête, que la position des jeunes Français est caractérisée par le fait que ceux-ci se trouvent dans une société "à statut", où les études et les premiers pas dans la vie active détermine très fortement l'ensemble de la vie à venir des individus (Devenir adulte. Sociologie comparée de la jeunesse en Europe 2008). Dès lors, les jeunes sont sommés de "se placer", c'est-à-dire de trouver le plus vite possible une place à tenir dans la société : la pression sur les études est particulièrement forte, les choix effectués et les réussites obtenus ou les échecs subis étant ressentis comme définitifs et irréversibles. Pour les élèves issus des classes moyennes, plus ou moins déstabilisées par les évolutions économiques des dernières décennies, une subversion complète de l'ordre scolaire est donc difficile à assumer. Mais parallèlement, Van de Velde souligne que les mêmes jeunes sont incités à rechercher "l'épanouissement personnel", ce, je pense, tant par les médias que par leurs enseignants (on leur sérine ce refrain assez régulièrement). Les voilà donc pris dans une tension assez forte entre la nécessité de se placer et le désir de se réaliser, entre les contraintes d'une structure et la sommation à s'en extraire. Les manifestations régulières peuvent être considérés, au-delà des causes "accidentelles" qui les motivent - comme le produit de cette position structurelle.

Voilà donc une explication de la tendance "conflictuelle" d'une partie de la jeunesse française. Le même cadre n'est pas forcément inutile pour essayer de comprendre d'autres manifestations juveniles, comme les non moins récurrentes "émeutes de banlieue". Même si celles-ci présentent des spécificités remarquables, elles partagent avec les autres formes de protestations juvéniles le fait qu'elles expriment une volonté de prise de contrôle de la part d'un groupe privé de pouvoir, même si cette prise de contrôle n'emprunte ni les mêmes voies (la manifestation "en ordre" vs. la violence sauvage), ni les mêmes objectifs (l'agenda politique vs. le territoire). Il n'est donc pas à exclure qu'il y ait du conflit de générations dans ce à quoi l'on assiste aussi régulièrement...
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