Des effets pervers dans la lutte aveugle contre la délinquance

Claude Guéant a décidé que, comme on ne change pas une recette qui marche, il était temps de refaire le coup du mélange "insécurité" et "identité nationale" à quelques mois de la présidentielle. Même le plus convaincu des électeurs UMP aura du mal à ne pas voir un lien entre cette annonce et la proximité des échéances électorales... Olivier Bouba-Olga se demande pourquoi s'en prendre spécifiquement à la délinquance étrangère alors que la délinquance bien de chez nous est proportionnellement plus forte. On peut en dire plus encore. En fait, même si les étrangers avaient effectivement plus de chances d'être délinquants que les nationaux, des mesures spécifiques les visant seraient non seulement inefficaces mais en plus nuisibles.

Sur son blog, Olivier Bouba-Olga compare la part des faits de délinquance attribuée à des nationaux et celle attribuée à des étrangers. On pourrait cependant dire qu'il faut tenir compte que les deux populations ne sont pas également nombreuses et se demander si l'on a plus de chances de devenir délinquant lorsque l'on est étranger que l'on est français. Mais là encore ce serait insuffisant : en effet, il est possible que le groupe des étrangers soit plus souvent délinquant non pas du fait de la caractéristique "étranger" mais d'autres caractéristiques comme la richesse économique, le lieu d'habitation, le niveau de diplôme, etc. Il faudrait alors mener un raisonnement toutes choses égales par ailleurs pour vérifier si, effectivement, le fait d'être étranger a un effet propre, indépendant des autres variables, sur la délinquance des individus. Et encore : il faudrait se poser la question du recueil des données, dans la mesure où il n'est pas impossible que l'activité de la police soit plus forte sur le groupe des étrangers que sur celui des français...

Comme je n'ai pas de données suffisantes sous la main pour se faire (mais n'hésitez pas à m'indiquer des sources qui auraient fait ce travail), je vais adopter un raisonnement différent.

Sur quoi se basent les mesures proposées par Claude Guéant, comme d'ailleurs une partie importante des politiques en matière de sécurité menées dans ce pays depuis à peu près 1997 ? Il s'agit de renforcer les peines appliquée aux délinquants étrangers : on ajoute à la condamnation pénale une interdiction de séjour sur le territoire et on affirme que ça n'a rien à voir avec la double peine que le président de la République avait eu à cœur de supprimer. Autrement dit, on suppose implicitement que la délinquance peut s'expliquer sur la base d'un calcul rationnel : l'individu compare les gains de l'activité illégale et ses coûts, le tout avec les probabilités de réussir ou d'être condamné, et si le résultat est positif et supérieur aux gains d'une activité légale, il enfreint la loi, sinon il reste dans les clous. La théorie du choix rationnel : voilà le petit nom de ce type de raisonnement dans nos contrées sociologiques.

A partir de là, si l'on augmente les coûts de la délinquance par des peines plus fortes, on doit obtenir une réduction des activités illégales. Et la suite du raisonnement toujours implicitement mené par notre sémillant ministre se fait ainsi : s'il y a un groupe dans la population qui est plus délinquant que les autres, on peut modifier son calcul en lui appliquant des peines plus lourdes et une surveillance plus forte, ce qui est rationnel et économise des moyens. Tout va donc pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Plutôt que d'essayer de montrer que le paradigme adopté est faux, restons dedans et poussons juste le raisonnement plus loin que cela n'a été fait en haut lieu. Considérons donc une situation où l'on a deux groupes, dont l'un - minoritaire - est plus fortement délinquants que l'autre - majoritaire. Supposons que l'on décide de contrôler et de punir plus fortement le groupe le plus délinquant en mobilisant les moyens de police et de justice plus fortement sur celui-ci. Que va-t-il se passer ? Va-t-on assister à une réduction globale de la délinquance ? La réponse est : non. Il est plus probable que l'on obtienne une hausse globale de celle-ci. Pourquoi ? Pour deux raisons.

Premièrement, si la délinquance découle effectivement d'un calcul rationnel, comme le suggère l'idée récurrente qu'en alourdissant les peines on va la décourager, alors il faut prendre cela au sérieux. Pour choisir d'entrer ou non dans la délinquance, un individu regarde certes les gains et les coûts de cette activité, mais il les compare avec les gains et les coûts des activités légales. Or il est fort possible que le groupe le plus délinquant soit dans cette situation précisément parce que les activités légales auxquelles il peut prétendre ne sont pas assez intéressantes. Cela peut être dû à des phénomènes de discriminations, des difficultés d'accès à l'emploi légal ou à des emplois suffisamment rémunérateurs. Par conséquent, la sensibilité de ce groupe aux coûts de la délinquance va être plus faible : une augmentation de 10% de ces coûts va provoquer une diminution de la délinquance inférieure à 10% - c'est ce que l'on appelle une élasticité. Il est possible que cette élasticité soit proche de zéro - une augmentation des coûts de la délinquance n'a aucun effet ou un effet négligeable sur la délinquance - voire soit positive : dans ce cas-là, une augmentation des coûts de délinquance parce qu'il stigmatise un peu plus le groupe en question, et renforcerait les discriminations ou les difficultés d'accès à l'emploi, entraînerait une augmentation de la délinquance...

Parallèlement, il est possible que dans l'autre groupe l'élasticité soit inférieure à -1. Dans ce cas, une augmentation de 10% des coûts de la délinquance entraîne une baisse de celle-ci supérieure à 10%. Il est donc rationnel de concentrer là les efforts car ils sont plus efficaces. Évidemment, cela ne veut pas dire qu'il ne faut rien faire pour le groupe minoritaire : simplement que les actions à suivre devraient emprunter d'autres voies que l'alourdissement de la surveillance et des peines, par exemple par l'amélioration de l'accès à l'emploi. Une fois de plus, c'est ce à quoi mènent les outils intellectuels implicitement utilisées par le gouvernement.

Deuxièmement - car il y a un deuxièmement - si on tient compte du fait que les moyens de police et de justice sont limités - et quand on nous parle sans cesse d'austérité, on peut supposer qu'ils le sont -, se concentrer sur le groupe minoritaire revient à diminuer les risques et donc les coûts de la délinquance dans le groupe majoritaire. Or on vient de voir que celui-ci était probablement très sensible à ce coût. On risque donc de provoquer une augmentation de la délinquance dans le groupe majoritaire.

Pour le comprendre, prenons un exemple simple. Supposons que, considérant que les femmes conduisent globalement mieux que les hommes, on décide de ne plus effectuer de contrôle routiers que sur ces derniers. Peut-être obtiendra-t-on une baisse des infractions routières chez les hommes, si ceux-ci n'ont pas une élasticité trop faible, liée par exemple au fait que leur virilité est mise en cause s'ils roulent au pas... Mais on a toutes les chances d'encourager les femmes susceptibles de commettre des infractions d'en commettre encore plus. Au final, il est fort probable que la délinquance routière chez les femmes augmente - "vas-y chérie, c'est toi qui conduit... Oui,tu as bu trois fois plus que moi, mais au moins, on se fera pas emmerder" - et compense voire dépasse la baisse du côté des hommes... Il n'en va pas autrement dans le cas des Français et des étrangers.

They Learned His Hours

Résumons : faible voire absence de baisse de la délinquance dans le groupe minoritaire, augmentation de la délinquance dans le groupe majoritaire... Au final, au niveau global, une augmentation de la délinquance. Comme je le disais plus haut, les conséquences d'une telle politique ne se mesurent pas seulement en termes d'inefficacité, mais aussi d'effets pervers, d'aggravation, autrement dit, de la situation de départ. Et cela, je le répète pour que les choses soient parfaitement claires, en suivant un raisonnement dans la droite ligne de celui tenu par le ministre et le gouvernement.

Cela ne veut évidemment pas dire qu'il ne faut rien faire - je connais les trolls sur ces débats et je sais qu'il y a de fortes chances pour que l'un d'eux m'apostrophe avec des "bien-pensance" et autre "angélisme" qui ne tiennent lieu d'arguments que lorsque l'on est dans les commentaires du Figaro ou du Monde... Mais ce que montre ce raisonnement, c'est qu'il ne faut pas segmenter la justice ou l'action de la police. L'égalité de tous face à la loi n'est pas seulement une exigence éthique : c'est aussi une condition de son efficacité.

Edit : Pour une analyse plus large des politiques visant les étrangers :
Lorsque l'éthique de responsabilité devient une doctrine
L'entêtement thérapeutique comme nouvelle éthique politique
Bookmark and Share

Read More...

Mes lecteurs ont du talent

Ce mois de décembre est chargé pour mes activités hors blog : outre le fait que je dois doctorisé à tout va, il se trouve que Zelda a disparu, et bon, quand même, ça peut pas trop attendre... En plus, il y a plein de gens qui me donnent envie d'être méchant avec eux alors que l'on est dans une période qui doit déborder d'amour et de joie. Bref. Heureusement, mes lecteurs prennent un peu le relais en participant à l'International Kick-Ass Une Heure de Peine Lolz Concours. J'en attends encore certains qui se sont engagés, mais voici déjà les premières participations...

Contribution de Marine Gout qui nous rappelle que nous avons la chance, en sociologie, d'avoir des stars dont la renommée dépasse les frontières disciplinaires :


Contribution de Rudi qui rappelle que la sociologie est un super-pouvoir :


(A ce propos, le scénario de The League of Sociological Justice est en cours d'écriture : au tournant du siècle, une équipe d'êtres exceptionnels - Emile, Max, Karl et Georg - est envoyé pour lutter contre une menace dormante, les économistes... Pour négocier les droits d'adaptation cinématographique, me contacter).

Deux contributions de Mathieu, qui m'ont beaucoup fait rire, avec une mention spéciale pour avoir utilisé le docteur Zoïdberg, notre maître à tous :



Une contribution de Sylvain qui me fait dire "si seulement on avait Spidey avec nous..." :


Le concours est toujours ouvert, alors dépêchez-vous de participer ! (Voir rubrique contact).
Bookmark and Share

Read More...

Sociological lol

Il y a des choses qui, dans un univers bien ordonné, ne devraient jamais arriver. Par exemple, me mettre dans les mains un générateurs de lolz et de demotivational posters... Parce que, évidemment, je fais en faire des conneries avec. Et la bonne nouvelle, c'est que vous pouvez en faire aussi...

En fait, tout a commencé par une conservation sur Twitter avec l'apprenti. Celui-ci cherchait un moyen simple d'expliquer en quoi la sociologie est une science pour intégrer à un de ses billets. Je venais juste de découvrir le fameux générateur. Alors j'ai fait ça :


Parce que, face aux bêtises récurrentes que l'on peut entendre aussi bien chez ceux qui attaquent les gender studies que de ceux qui s'en prennent aux sciences sociales - souvent les mêmes qui ne parviennent pas à comprendre que dans sciences sociales il y a, ô surprise, science -, les explications rationnelles sont si peu efficaces que l'on a envie de faire comme Batman : aller chercher la justice dans la rue.

Et puis ensuite, bien sûr, tout s'est enchaîné. Et j'en ai fait d'autres. Vous en trouverez la plupart ci-dessous (moins ceux dont j'ai vraiment honte). Mais avant ça j'en profite pour lancer le


édition 2011. Autrement dit, je vous invite cordialement à participer en m'envoyant (uneheuredepeine(at)gmail(point)com) une de vos créations réalisées à l'aide du builder sus-cités ou d'un autre ou même de vos petites mains pleines de doigts. Je les publierais ici même, au fur et à mesure ou en une seule fois en fonction du volume de réponse (et si celui-ci est trop faible, je n'en parlerais plus mais maudirais votre nom jusqu'à la fin des temps).

Evidemment, pour être recevable, il y a des règles, sinon ce n'est pas vraiment un concours. Donc il faut que votre création se rapporte d'une façon ou d'une autre à la sociologie (ou, à la rigueur, se moque des économistes, je prends aussi). Après, c'est libre, en gardant en tête que les "kikoo ptdr ^^, la socio c'est trop pas une science <:-?" recevront un virus en retour de mail. Qu'est-ce qu'on y gagne ? Parce que l'honneur de vous voir cité sur mon auguste blog ne vous suffit pas ? Bon, j'ajoute un cadeau surprise. Et puis une place dans le jury du prix Robert Nobel de sociologie quand j'aurais le temps de le relancer. Pour la suite du billet, et dans le désordre le plus total, quelques créations de ma part qui me fermeront sans doute un jour l'accès à toutes les universités un peu sérieuse. Comme vous le comprendrez, je suis dans une phase superheroes en ce moment. Apparemment, c'est à la mode : je ne suis jamais qu'un homme de mon époque (une façon comme une autre de dire "un misérable résidu de bidet du marketing ambiant"). Commençons par le commencement. Xavier Molénat, qui twitte pour Sciences Humaines, avait noté un certain recul de ma beckerophilie au profit d'un certain penchant weberien pour cette saison du blog. Je me suis donc fait une piqûre de rappel. Pour mémoire, Howard Becker a défendu l'idée que la déviance ou la délinquance nécessitaient un "étiquetage", c'est-à-dire qu'elle doit être reconnue et dénoncée publiquement comme telle par des entrepreneurs de morales. La "labelling theory" pourrait-elle avoir du succès auprès des super-héros ?


Les suivants mettent en scène Deadpool, un de mes personnages favoris. L'un de ses pouvoirs - la "comic awareness" ou "conscience d'être dans un comic" - pourrait presque en fait un sociologue goffmanien, conscient de la théâtralité à laquelle il prend part (c'est fou quand même les trucs qu'on peut être amené à écrire...).

Les "gender studies" ont provoqué pas mal de remous en France ces derniers temps, à cause de quelques incompétents qui "pensent" que si l'on ne parle pas de l'homosexualité, celle-ci va disparaître... Evidemment, ils n'ont rien compris à ce dont il s'agissait. Voici un hommage qui leur est destiné :


Je pense faire partie de ces sociologues qui s'irritent encore et toujours du sens commun, surtout lorsque celui-ci est prononcé avec assurance, certitude et évidence. Ce n'est pas toujours très à la mode comme attitude, mais lorsque l'on voit les nombreuses attaques dont les sciences sociales font l'objet en France, je me demande quelle autre attitude est possible. Deux affiches qui illustrent ce point de vue...



Faire des lolz, c'est aussi l'occasion de faire passer des messages sous une forme différente. Je ne vais apprendre à personne combien l'image peut être puissante. Tenez un seul exemple : je peux résumer l'idée clef d'un de mes posts classiques en un poster :


Pour mémoire, je défendais dans le dit post l'idée que le sexisme dans les jeux vidéo trouvait moins son origine du côté des éditeurs ou des personnages, mais plutôt du côté des joueurs et des fans qui ont tendance à faire une relecture bien particulière des "strong female characters", co-produisant ainsi les biens qu'ils consomment. Voir un personnage aussi merveilleux que Samus Aran débarrasser de toutes ses qualités pour devenir cadrer avec l'idéal féminin incarnée par les photos de charme, c'est quelque chose qui me déçoit... J'en dirais sans doute plus bientôt, parce que le marché des comics est pas mal dans son genre.

Cette dernière image s'inscrit dans une série commencé à la suite de la lecture de ce post sur le blog américain Everyday Sociology : il y est question du fait que des femmes renâclent à se dire féministes même quand elles veulent défendre l'égalité des sexes... "Féministe" serait devenu un stigmate négatif, ce qui contribue à couper les femmes d'un mouvement social à même de les défendre, et, en les isolant, affaibli de fait la cause de l'égalité des sexes. La féministe américaine Anita Sarkeesian ne dit pas autre chose dans cette très belle vidéo où elle commente notamment un certain nombre de programme télé qui font des féministes les "méchantes". Une analyse qui pourrait sans problème être importé en France quand on voit certains traitements médiatiques qui se croient subversifs... En réaction, j'avais donc proposé d'affirmer la fierté qu'il y à être féministe pour les femmes...



...mais aussi pour les hommes...


...avec quelques limites toutefois.


J'ai parlé plus haut de la couleur weberienne de cette cinquième saison du blog, particulièrement en ce qui concerne les réflexions sur le charisme et sa place dans l'économie et le capitalisme. L'autorité charismatique méritait donc bien un poster :


Pour faire bonne mesure, restons dans les classiques de la sociologie et tournons vers Emile Durkheim et la notion d'anomie :


De là, on peut sauter vers une autre notion classique, celle d'habitus dans le sens qui a été donné à ce mot par Pierre Bourdieu : "structure structurante, qui organise les pratiques et la perception des pratiques, l’habitus est aussi structure structurée : le principe de division en classes logiques qui organise la perception du monde social est lui-même le produit de l’incorporation de la division en classes sociales" (une définition qu'il est toujours bon d'essayer de placer quelque part). Mais que se passe-t-il lorsqu'un individu intériorise deux habitus différents ? On a un habitus clivé. La chose est plus courante qu'on ne le pense...


Pour finir, il arrive que je me souvienne parfois que je suis aussi enseignant de sciences économiques et sociales, surtout quand je regarde les deux pochettes pleines de copies qui attendent sournoisement sur le coin de mon bureau... Cette activité me conduit notamment à parler régulièrement de mes pires ennemis, voire même d'en faire la promotion (habitus clivé encore, vous voyez que c'est pas facile). Alors parfois, je fais des trucs comme ça :


Et puis comme tout n'est pas rose dans ce beau métier, parfois j'ai envie de croire qu'il existe une explication unique, simple et rationnelle à ce qui nous arrive. Voici la seule que j'ai trouvé...


Excellente conclusion pour cette note décousue et sans grand intérêt, il faut bien le dire. De toutes façons, il est possible que je vous abreuve encore de cet art très particulier si certaines idées me frappent par surprise (je suis sûr que je peux faire quelque chose avec R). A vous de jouer maintenant...

Note : j'ai utilisé plein d'images dont je connais pas forcément les auteurs et dont les droits sont parfois douteux - ça fait partie des règles de l'exercice. Si les auteurs passent dans le coin et ne sont pas contents, qu'ils m'écrivent et je retirerais ou créditerais l'objet du délit.

Bookmark and Share

Read More...

Le stratège, ou Weber au pays du baseball

Moneyball ou, en version française, Le stratège fait partie de ces films que l'on va voir un peu par hasard, mais qui s'avèrent être au-dessus de la moyenne de ceux que l'on va voir avec une bonne raison. Le film raconte comment des méthodes venues de l'économie et de la statistique sont venues transformer le petit monde du baseball, sport que l'on n'a absolument pas besoin de connaître ni même de vraiment comprendre pour apprécier le film. Evidemment, il n'était pas question pour moi de laisser tout cela aux seuls économistes : ce que j'y ai vu, c'est matière à réfléchir sociologiquement sur les transformations de l'économie et même sur la constitution du charisme, question que j'avais déjà abordé il y quelques mois dans un désormais mythique billet consacré à Steve Jobs.




Deux disclaimers avant de commencer le post. Premièrement, ce serait quand même mieux que vous ayez lu le film. Peut-être pas tout à fait obligatoire, mais ce serait quand un peu plus. Vous pouvez y aller, hein, je vous attends, je bouge pas de là.

Deuxièmement, plus important : je ne suis pas un spécialiste du baseball, loin de là, et je n'en connais pas dans les détails toute l'histoire. En fait, mon expertise en la matière se limite à ce que l'on peut en voir dans ma série de prédilection (et parce que je veux vous pourrir la vie en vous mettant une chanson dans tête, je met la vidéo, tiens) :



Le film bénéficiant de ce fameux label "d'après une histoire vraie" (lequel mériterait une analyse à lui seul) et semblant tiré d'un bouquin "non-fictionnel", je fais l'hypothèse que ce qui y est raconté, même si cela est sans doute romancé, est grosso modo vrai. Je n'ai évident pas le temps de mener une sociologie du baseball au Etats-Unis. Si des gens plus compétents que moi veulent corriger certains points, qu'ils n'hésitent pas à le faire. Et s'il vous semble qu'il y a une grande distance entre ce que raconte le film et la réalité, prenez mon post comme une façon d'illustrer et de clarifier certaines idées en sociologie, et non comme une analyse en bonne et due forme d'un objet empirique...

De quoi parle Moneyball ? D'une prophétie rationnelle comme dirait, sans doute, Max Weber (à qui, vous l'aurez compris, je vais repiquer plein de trucs dans cette note, beaucoup de choses viennent aussi du séminaire de sociologie économique de Pierre François à l'Ehess que j'ai suivi en 2010). Les deux héros du film, Billy Beane, manager des Athletics d'Oakland, et son assistant Peter Brand (un certain Paul DePodesta dans la vraie vie), cherchent à imposer une nouvelle façon de manager une équipe de baseball. Depuis l'origine de ce sport, ses adeptes se sont fiés à la fois à des statistiques héritées du XIXème siècle (comme les "moyennes de frappes") et à l'expertise et l'instinct des différents recruteurs, leur capacité à reconnaître un futur grand joueur. Beane et Brand disent : "table rase de tout cela, on va faire autrement, on va utiliser d'autres statistiques et on ne va plus se fier à votre sagesse millénaire". Voilà pour la prophétie.

Pourquoi rationnelle maintenant ? Parce que la nouvelle façon de faire se veut plus efficace, plus à même d'atteindre les objectifs fixés - gagner des matchs - que l'ancienne. D'un côté, on a la tradition - un des collaborateurs de Beane lui reproche de jeter aux orties un siècle d'expertise -, de l'autre, la raison et la science, appuyées sur les statistiques et le diplôme d'économie de Brand. Prophétie rationnelle, donc. Comme le fût, en son temps, les prophéties qui fondèrent le capitalisme en expliquant que, désormais, on accumulerait indéfiniment des biens dans le but d'en accumuler encore plus.

Ce qui est intéressant, c'est que cette nouvelle façon de faire, , significativement nommée sabermetrics, s'appuie, on l'aura compris, sur une importation depuis l'économie. Et de fait, c'est chose courante pour cette discipline que de proposer de changer les choses dans un sens plus rationnel, cette rationalité s'appuyant sur ses outils et notions. Des économistes peuvent ainsi proposer, comme cela a été fait il y a quelques temps en France, de rémunérer les élèves en fonction de leurs résultats, afin de rendre l'éducation plus efficace. On a aussi suffisamment rappeler que la libéralisation financière découlait des propositions des économistes concernant l'efficacité des marchés financiers.

Le thème est même si populaire qu'il prend parfois la forme d'une force particulière prêtée à l'économie, comme si celle-ci était capable d'agir par elle-même sur le monde. Cela découle parfois d'une mauvaise compréhension des recherches sur la "performativité" de l'économie, les auteurs de ce champ de recherche étant bien conscients que les choses ne sont pas aussi simples. Et c'est précisément cette complexité que le film permet de saisir.

Car la prophétie rationnelle ainsi formulée commence par échouer. Beane et Brand ont pourtant toute la force de la science et de la raison avec eux, mais ils ne sont pas suivis : dans leur équipe, que ce soit du côté des divers collaborateurs ou des joueurs, ils ne rencontrent que l'incompréhension et le scepticisme. Pire que cela : ils sont même court-circuité dans leurs tentatives, d'abord par les recruteurs, ensuite par leur propre entraîneur qui garde la main-mise sur la stratégie mise en œuvre sur le terrain et refuse de faire faire jouer comme le lui dicte une mystérieuse logique statistique.

Dans leur entreprise prophétique, les deux personnages vont se heurter à deux types de résistances. La première est celle de ceux qui perdent leur statut et leur rôle dans l'affaire : tous les professionnels de la sélection qui voient leur expertise mise en danger. Ceux-ci cherchent à clôturer leur champ de compétence face à de nouveaux venus. On retrouve Weber et la sociologie des professions qui en découle. La seconde résistance est celle des joueurs qui ne comprennent pas bien ce que leurs supérieurs entendent faire, même ceux qui ont le plus à y gagner. Ils ont aussi du mal à croire qu'on leur confie des postes pour lesquels ils pensaient ne pas avoir le niveau.

Ces deux résistances permettent de mieux comprendre la nature d'une telle prophétie : elle se propose à la fois de redistribuer le pouvoir et les gains entre les individus - et donc menace nécessairement des groupes qui avaient su gagner une position privilégié dans l'ordre ancien - et de recomposer les façons de percevoir, de juger et d'évaluer en vigueur. Comme sur n'importe quel marché, on trouve - et c'est là un résultat classique de la sociologie des économiques - des institutions à qui il est délégué le pouvoir de dire la valeur des biens et d'orienter les autres acteurs : prescripteurs, labels, mais aussi catégories de jugements, normes, allant-de-soi, etc. C'est tout cela qui est remis en cause.

Comment faire alors pour imposer ce qui devrait rationnellement trouver l'adhésion des uns et des autres - puisque, après tout, une équipe qui gagne est dans l'intérêt de tous les acteurs de la chose ? Autrement dit, comment parvient-on à imposer une prophétie rationnelle ? Ce n'est certainement pas par la seule séduction de la froide rationalité économique, même si celle-ci peut exercer une séduction sur certains individus (il n'y a qu'à lire Freakonomics pour se rendre compte combien ses auteurs se délectent d'avancer des idées "choquantes"...). Boltanski et Chiappello avaient déjà relevé que la science économique, s'il peut servir à justifier, avec une prétention de rationalité, le capitalisme, est bien incapable d'engager les individus dans les comportements correspondants :

[P]récisément du fait de leur caractère très général et très stable dans le temps, ces raisons ne nous semblent pas suffisantes pour engager les personnes ordinaires dans les circonstances concrètes de la vie, et particulièrement de la vie au travail, et pour leur donner des ressources argumentatives leur permettant de faire face aux dénonciations en situation ou aux critiques qui peuvent leur être personnellement adressés (Le nouvel esprit du capitalisme, 1999, p. 70)

Bref, pour advenir, la prophétie rationnelle portée par la science économique a besoin de s'appuyer sur autre chose, sur une autre force. On sait que Weber faisait de la prophétie protestante l'élément clef capable de transformer les structures et les comportements économiques anciens, et faire ainsi naître le capitalisme. La force d'imposition vient d'ailleurs. Et elle vient typiquement du charisme : de la croyance que le prophète a des qualités qui le singularise suffisamment pour qu'on lui accorde de pouvoir changer les choses.

Comment nos deux managers s'y prennent-ils dans le film ? Ils doivent obtenir en fait deux adhésions à leur prophétie : d'abord celle des joueurs, ensuite celle du monde du baseball, journalistes, commentateurs, fans, entraîneurs, propriétaires d'équipes, etc. Dans les deux cas, ils doivent se construire un charisme. Et la façon dont ils le font dans les deux cas est particulièrement intéressante pour qui cherche à comprendre comment le charisme se construit, comment un individu, un nom ou une pratique peut devenir une institution, une référence. Pour briser les règles de l'ordre ancien, les deux prophètes vont devoir en respecter d'autres, non moins anciennes.

Auprès des joueurs, la construction du charisme va passer par un travail intense auprès des joueurs, qui va notamment demander à Beane de reprendre contact avec eux, chose qu'il s'interdisait de faire jusqu'alors. Il va aller les voir dans les vestiaires, il va leur parler, il va chercher à en convaincre certains plus directement, en promettant, par exemple, à un joueur déjà âgé, qu'il pourrait rester sous les feux des projecteurs. Bref, il va chercher à se comporter au plus proche de ce que les joueurs attendent d'un bon manager. Jusque dans les énervements en cas de défaite, qui sont aussi un attendu dans le monde sportif : de la même façon que dans certains cas un enseignant doit se mettre en colère, un entraîneur doit savoir engueuler ses joueurs. C'est en se présentant sous le jour d'un "bon manager" que Beane peut espérer, par ailleurs, changer les façons de manager.

Auprès du monde du baseball, les choses sont encore plus simples. Là où l'exemple du sport est particulièrement intéressant pour ces questions, c'est qu'il donne à voir un milieu finalement extrêmement normé : un sport se caractérise évidemment par ses règles, explicites et partagées, et par une compétition bien organisée. Pour convaincre, il faut donc d'abord gagner. Il faut respecter les règles du sport : la compétition sportive n'est jamais qu'une institution qui est capable de dire qui est meilleur que qui. C'est là qu'évidemment quelque chose qu'aucune prophétie ne pourrait remettre en cause. Voilà un corps de principes qui ne saurait être remis en cause : tous les autres s'organisent autour de lui.

Acquérir la légitimité nécessaire à la transformation des règles du jeu économique demande donc à ce que l'on s'appuie sur d'autres règles, sur d'autres institutions ou sur ce qui, au sein même du monde que l'on espère transformer, est le plus puissamment enraciné. En même temps que l'on peut comprendre la source de la puissance prophétique, on en voit aussi les limites : changer tout... mais pas l'essentiel. Il n'en va pas autrement lorsque, par exemple, Robert Parker boulverse, comme il est devenu banal de le dire, le classement des grands vins : il peut se permettre de subvertir celui-ci sur certaines valeurs en promouvant des vins peu connus, mais ne remet pas en cause totalement une échelle de perception héritée de la tradition ni même les catégories de classement les plus anciennes. Les grands vins restent en haut de la nouvelle échelle. L'audace prophétique a quelque chose de limité. De la même façon que Beane et Brand ne peuvent se permettre de remettre en cause aussi la perception que l'on a d'un bon manager...

Revenons rapidement au monde du baseball : comme signalé précédemment, il est tout à fait particulier. La compétition sportive a pour caractéristique d'être organisée selon des règles et des critères précis et explicites. Les choses sont plus compliquées dans les autres sphères économiques, où les règles de la réussite sont moins profondément fixés. Il y existe cependant, la plupart du temps, une institution également capable de dire, selon la belle formule de Luc Boltanski, "ce qu'il en est de ce qui est" : le marché. Pour être reconnu comme un innovateur, pour changer quelques règles dans le monde de l'économie, il faut passer par la sanction du marché. Mais celui-ci, malgré sa réputation de froideur et d'objectivité, est beaucoup moins organisé et beaucoup plus chaotique qu'une compétition sportive. Plus hétérogène, il offre un nombre d'alliance plus important : pour une équipe sportive, le seul salut est la victoire, éventuellement la performance exceptionnelle comme les vingt victoires consécutives des Athelics qui leur permet d'être rapproché symboliquement d'autres équipes légendaires (ce qui renforce, on le notera, le charisme de leurs dirigeants) ; sur un marché, il y a bien plus de stratégies disponibles, selon le public que l'on veut séduire, selon la façon dont on définit la réussite - le "succès d'estime" étant une ressource mobilisable.

On comprends alors que le capitalisme et plus généralement l'économie marchande multiplie les prophètes que l'on rhabille le plus souvent en innovateurs - mais le portrait de l'innovateur schumpeterien n'est-il pas celui d'un prophète ? C'est que son institution centrale est tout à fait favorable à une telle multiplication par les ressources qu'elle met à dispositions des prétendants au changement : il y aura toujours un marché sur lequel vous pourrez chercher à obtenir l'auréole nécessaire à réinvestir sur les autres...

On notera surtout qu'il n'y a aucune nécessité à ce que la sanction du marché vienne confirmer la prophétie à réaliser : elle peut être intervenue avant. C'est tout auréolé d'un succès passé, après avoir réussi l'épreuve du marché, que l'on pourra se permettre de nouvelles propositions transformatrices. Revenons à Steve Jobs et à Apple : le succès économique finalement très classique de l'un (y compris dans son parcours scolaire et universitaire) comme de l'autre devance leurs propositions les plus révolutionnaires. Comme dans d'autres domaines, les miracles précèdent finalement la prédication.

La conséquence, et peut-être le prix à payer de cela, c'est que l'on ne peut pas remettre facilement en cause les institutions et les principes qui vous ont fait. Si le capitalisme multiplie les adeptes du changements, les innovateurs et tout ceux qui annoncent sans cesse qu'il faut "faire table rase du passé" - sans doute plus que ne l'a jamais fait une doctrine opposée - et, plus généralement, les "nouvelles économies" - combien de fois avez-vous entendu un commentateur ou un chef d'entreprise ou encore un économiste vous expliquer que tout est différent et que le vieux monde était en train de s'écrouler ? - il n'en existe pas moins un corps de principes particulièrement difficile à remettre en cause, à contester et plus encore à transformer. J'avais déjà eu l'occasion de dire combien la "mentalité de marché" avait résisté à sa mort annoncée, d'autant plus qu'elle se retrouve même dans des groupes qui entendent lutter contre - un constat que faisaient déjà Boltanski et Chiappello en 1999. Il me semble que celle-ci a même toujours tendance à s'étendre.
Bookmark and Share

Read More...

A poil camarade, le vieux monde est derrière toi

Et pour faire face au capitalisme tout puissant et à la finance devenue folle, ils se déshabillèrent dans la rue... Et ils ne furent pas les premiers à le faire, et ils ne furent pas non plus les derniers. Se foutre à poil : voilà une méthode de protestation qui fait florès dans les différents mouvements sociaux, des enseignants en colère aux manifestants altermondialistes, des féministes aux amis des animaux. Une méthode de plus versée au répertoire des actions possibles ? "Répertoire" ? "Action collective" ? Hum, my sociological sense is tingling...

Se dénuder pour protester contre quelque chose n'est en soi pas complètement nouveau. On en trouve déjà une trace dans la fameuse campagne "Plutôt à poil qu'à fourrure" de l'association de défense des animaux PETA : mettre des tops-models ou des actrices célèbres et jolies nues face au photographe pour protester contre l'utilisation de la fourrure animale.


Mais bien d'autres mouvements ont repris cette topique. Ce qui est intéressant, c'est que si l'on pouvait trouver une justification directe dans la campagne de la PETA - puisque celle-ci portait sur la question des vêtements finalement - l'utilisation de la nudité est souvent plus métaphorique. Dans le cas du strip-tease organisé par l'association Oxfam dans le cadre des manifestations autour du G20 de Nice, il est même nécessaire de bien lire les explications pour comprendre de quoi il s'agit (et encore, ce n'est pas d'une clarté cristalline je trouve) :

« L’idée de ce strip-tease est de montrer que la mise en place d’une taxe de 0,05 % sur les transactions financières que nous revendiquons, c’est un petit chiffre qui changerait beaucoup de choses », explique Magali Rubino, d’Oxfam France, jointe hier par « Le Progrès ».

Photo empruntée ici.

On peut aussi penser au calendrier des "profs dépouillés" qui a fait, il y a quelques temps, le tour du petit monde de l'éducation. Là encore, l'usage de la nudité, d'ailleurs assez bien contrôlée - n'espérez pas vous rincer l’œil, bande de pervers - est tout métaphorique : il s'agit de dénoncer les manques de moyens dont souffre notre belle Education Nationale.


Enfin, toujours dans l'actualité brûlante du moment, on peut noter ces féministes ukrainiennes qui, grimées en femmes de chambre tendance "hentaï", s'en sont pris au domicile de DSK pour protester contre le sexisme et les violences faites aux femmes. Là encore, le happening s'est terminée sur le dévoilement de la poitrine de ces dames, ce qui semble être une habitude du mouvement auxquelles elles appartiennent.


Sur ce dernier exemple, on pourrait discuter longuement de la pertinence de ce genre d'opération par rapport à ce que défendent ces femmes, en particulier quand un journaliste peut finir un article par "Mais avec de tels arguments, il est certain que les féministes se sont bien fait entendre" (ben oui, on va quand même pas se mettre à écouter les moches non plus...).

Il y aurait d'autres exemples à donner : en 2009, Baptiste Coulmont évoquait les opérations "seins nus" dans les piscines orchestrées par certains groupes de femmes, et à peu près à la même époque, des Mexicains se deshabillaient pour protester contre la privatisation de l'entreprise pétrolière nationale...

On peut voir apparaître des points communs et des différences entre ceux relevés ci-dessus. Premier point commun : la nudité protestataire semble toujours collective. On ne se met pas à poil seul : cela se fait en groupe, soit de façon directe lorsqu'il s'agit d'un strip-tease collective, soit de façon indirecte en reproduisant un geste déjà fait par d'autres et en s'inscrivant, donc, dans le même mouvement. Deuxième point commun : la nudité protestataire fait l'objet d'une certaine retenue. On ne montre pas tout, quitte à se contorsionner un peu ou à trouver quelques accessoires pour cela. Même nos féministes ukrainiennes, si elles en montrent plus que les autres, ne vont finalement pas beaucoup plus loin que ceux que font quelques milliers de femmes chaque année sur les plages : dévoiler leurs poitrines. Dévoilement qui, de toutes façons, se heurte au floutage journalistique, ouf, la morale est sauve...

Cette première retenue se recoupe sans doute d'une seconde. Jean-Claude Kaufmann avait analysé les enjeux autour des seins nus sur les plages : il y montrait notamment que, derrière l'apparente liberté et hédonisme affichée par la pratique, se jouait en fait un fort contrôle social. Pour qu'une femme ôte le haut de son maillot, encore fallait-il qu'elle se "sente à l'aise", ce qui voulait dire avoir le sentiment que son corps était acceptable pour les autres et surtout pour les hommes. Ces derniers, regardant sans regarder, ne se privaient pas de jugement sur ce que devait être le sein méritant publicité. Il y a fort à parier que le même genre de mécanisme est à l’œuvre lorsqu'il s'agit de montrer son corps à des fins politiques : l'engagement pour la cause peut être minoré par l'engagement dans le regard des autres, particulièrement ceux dont on se soucie le plus du regard... D'ailleurs, sur les photos des Robins des Bois d'Oxfam, si les corps ne sont pas tous identiques, tout au moins peuvent-ils se targuer d'une certaine jeunesse. Et je suis prêt à parier que si les retraités avaient recourus à un tel happening au moment où ils défilaient l'accueil n'aurait pas été le même dans le public... Et rien ne dit que ces enjeux soient les mêmes pour les hommes et pour les femmes.

Pour autant, les différences sont nombreuses, et elles portent principalement sur la logique qu'il y a derrière ces différentes opérations. Analyse classique et intuitive : présenter son corps nu est un moyen d'attirer une attention médiatique rare, un moyen de "faire parler", d'attirer l'attention, etc. Il est vrai que, pris dans une économie médiatique resserrée, les mouvements protestataires sont en concurrence pour l'accès aux grands moyens de communication. Mais cette analyse n'éclaire pas complètement tous les cas cités. Elle vaut surtout pour ceux - et surtout celles - qui ont un capital particulier à investir dans l'action : capital de popularité pour les actrices de la Peta ou capital "érotique" - faute de meilleur mot - pour les féministes ukrainiennes... Pour les enseignants, si l'objectif est bien d'attirer l'attention, c'est moins la nudité en elle-même qui est utilisée, d'autant plus qu'elle est bien dissimulé, que le geste de "dépouillement" lui-même. Et pour les Robins des Bois d'Oxfam, il est difficile de penser que l'excitation sexuelle soit un ressort bien utile.

Les limites d'une telle explication se renforcent si l'on prend en compte le fait que la nudité est une arme à double tranchant. Elle peut tout autant permettre qu'interdire l'accès à une arène médiatique qui reste, quoi qu'on en dise, soumise à des normes de décence minimale. La nudité attire donc d'autant plus l'attention que l'on a quelque chose d'autre pour motiver le spectateur à aller au-delà de ce qu'il peut trouver dans les grands médias : on est sans doute prêt à rechercher une photo dénudée d'une célébrité (même si je n'ai pas d'explication rationnelle concernant Eve Angeli), pas forcément lorsqu'il s'agit d'une bande d'anonyme dans la rue... En outre, si on veut aller par là, il existe bien d'autres moyens d'attirer l'attention médiatique : les happenings sont multiples et peuvent être plus marquant que la nudité, Act'Up l'a bien montré. Le strip-tease est peut-être un happening du "pauvre" : il n'a finalement un coût de préparation et d'organisation tout minimal... Mais il ne semble pas non plus pouvoir engranger des gains bien importants : lorsque j'ai voulu trouver une photo du strip-tease d'Oxfam, je n'ai rien trouvé dans les médias classiques, si ce n'est quelques lignes évoquant la chose, et c'est vers uns site de l'association elle-même que j'ai dû me tourner.

L'usage de la nudité ne résulte donc pas d'un calcul rationnel visant à maximiser l'efficacité de la protestation. C'est déjà toujours bon de le rappeler. Il semble plutôt que cette pratique ait rejoint ce que Charles Tilly appelle le "répertoire d'action collective" : lorsqu'ils veulent se lancer dans une entreprise protestataire, les acteurs puisent dans un ensemble de pratiques disponibles de la même façon que les acteurs de la commerdia dell'arte puisaient dans un répertoire de rôles et de situations prédéfinies. La notion est importante : elle établit notamment que les formes que prend les protestations a une histoire propre, que l'on ne peut rabattre sur d'autres dimensions. La façon dont s'organisent les mouvements protestataires n'est pas un pur décalque des opportunités qui leur sont offertes. Ces formes évoluent dans le temps, soit par une modification des conditions de la protestation - l'introduction du suffrage universel a contribué à massifier les formes de la protestation, incitant à faire de la manifestation un pseudo-suffrage - soit par la dynamique interne des formes de protestation - ce qui semble plus être le cas de figure qui nous intéresse ici. Le fait que la nudité et le déshabillage rejoignent les formes auxquels les protestataires estiment pouvoir avoir recours - même s'ils ne le font ni tous ni systématiquement - nous dit quelque chose de l'état des conflits et des mouvements sociaux dans nos sociétés.

Ce que relève Charles Tilly, c'est une évolution du XIXème au XXème siècle d'un répertoire "localisé et patronné" vers un répertoire "national et autonome". En simplifiant un peu, les protestations du XIXème, héritées en fait du XVIIIème, s'adressaient à des "patrons", notables et autres puissants dont on cherchait le soutien contre d'autres dans un cadre local, en particulier lors de fêtes et d'assemblées publiques, et centré sur les lieux et demeures de ceux que l'on estimait fautif. Le charivari, l'exercice direct de la violence, l'invasion étaient les formes préférées. Au contraire, le répertoire du XXème, hérité, donc, d'évolutions qui ont cours dès le XIXème (oui, c'est de l'histoire, les évolutions ne sont pas simples, il faut vous y faire), privilégie les grèves et les manifestation : on ne recherche plus le soutien d'un puissant contre une autre mais on s'organise soi-même, et on intervient sur les institutions publiques du pouvoir plutôt que par la subversion d'autres espaces. Autrement dit, apparaît un véritable mouvement social autonome, qui prend place dans le cadre privilégié de l'Etat nation.

Sans doute introduite par l'importance croissante des médias dans les opérations protestataires, la pratique du dénudément public se range de ce point de vue dans une première évolution du répertoire d'action collective qui privilégie les happenings de toutes sortes. On peut l'interpréter comme un approfondissement de l'autonomisation du mouvement social, qui tend vers une spécialisation de certains acteurs non seulement dans son animation, mais aussi dans sa pratique : de petits groupes actifs ne se contentent plus de planifier la mobilisation d'un grand nombre de personnes mais sont directement la mobilisation. Se déshabiller pour la cause, c'est aussi montrer son engagement personnel dans celle-ci, pas seulement en vue d'un public, mais aussi vis-à-vis de ses compagnons de lutte. L'exercice pourrait bien signifier un certain refermement des mouvements protestataires sur eux-mêmes. Il tend peut-être moins à convaincre les autres qu'à rassembler le groupe.

Une deuxième chose apparaît : luttant contre des "logiques" (néolibérales essentiellement) à qui il n'est pas toujours facile de donner un visage précis, on est bien à peine de savoir quoi faire et plus encore de le dire. Si ce n'est, la plupart du temps, se mobiliser, lutter, manifester. Soit l'on n'a pas de solutions précises à proposer, soit l'on ne sait pas à qui se vouer pour l'obtenir - quelles personnes soutenir pour obtenir les changements désirés au G20 ? - soit il faut avant tout que la "masse" prenne conscience du problème et agisse - en arrêtant d'acheter de la fourrure, en cessant d'être sexiste, en rejoignant les "indignés", etc. L'action protestataire ne propose en fait pas grand chose de plus que sa propre poursuite. Donc pourquoi ne pas se déshabiller ? La protestation se nourrit elle-même de sa propre action, le déshabillage est une fuite en avant pour "faire quelque chose".

C'est peut-être de cela dont témoigne le plus le recours courant à la nudité protestataire : d'une autonomisation finalement radicale des mouvements sociaux, reposant sur leurs propres forces et se prenant comme propres fins. Derrière le côté bon enfant de la pratique, il y a quelque chose qui est beaucoup moins rigolo. Peut-être bien une crise la protestation...
Bookmark and Share

Read More...

AAA(bracadabra) : sur l'efficacité des agences de notation...

Et les agences de notations, après avoir ébranlé les Etats-Unis, entreprirent de faire vaciller l'Europe et la France... Si, comme le souligne Alexandre Delaigue, il ne faut exagérer la puissance de la menace, il n'en reste pas moins que l'impact médiatique et politique est réel : voilà des gouvernants et futurs gouvernants sommés de prendre pour objectif le métier du nouvellement sacro-saint triple A. Autrement dit qu'importe la réalité qui se cache derrière la définition de cette note, celle-ci est efficace : elle change et définit en même temps la réalité. Exactement ce que fait la magie...


Créée avec ce site. Je suis sûr que l'on peut construire un deck autour, noir-bleu, avec des trucs pour faire piocher l'adversaire...

Ce que font les agences de notation - ainsi qu'un bon nombre d'institutions centrales de nos économies - ressemblent à s'y méprendre à de la magie. Pas à de la prestidigitation mais bien à de la magie. La différence ne tient pas seulement à ce que l'une évoque Gandalf le gris tandis que l'autre évoque David Copperfield, même si cela est plus important que l'on ne pourrait le croire. Selon Hubert et Mauss, dans un texte classique, la magie se définit par le fait que les individus y croient :

Les rites magiques et la magie tout entière sont, en premier lieu, des faits de tradition. Des actes qui ne se répètent pas ne sont pas magiques. Des actes à l'efficacité desquels tout un groupe ne croit pas ne sont pas magiques.

Personne ne croit à David Copperfield : tout le monde sait qu'il y a un "truc", et tout le monde a déjà été assis à côté d'un gros lourd qui tient à tout prix à vous expliquer quel est ce truc (en général 250 fois et de façon toujours différente). C'est tout différent que de croire que le grand mage Maugul peut effectivement réparer mon ordinateur par la force de sa pensée si je lui envoie 250€ et une copie recto-verso de ma carte bleue. C'est la croyance qui fait la magie, qui définit une classe de fait tout à fait particulière. Nous croyons, aujourd'hui, au verdict des agences de notation, à l'importance et à la vérité de leurs sanctions, d'autant plus fortement que celles-ci se répètent, s'implantent et s'institutionnalisent.

Mais cela ne suffit pas encore à faire de la magie. Que l'on croit en quelque chose, c'est courant. C'est même plus moins là-dessus que reposent la plupart de nos institutions humaines. Mais la magie a, toujours selon Hubert et Mauss, un autre trait : ils sont efficaces.

Les actes rituels [...] sont, par essence, capables de produire autre chose que des conventions : ils sont éminemment efficace ; ils sont créateurs ; ils font.

Qu'est-ce que cela veut dire ? Évidemment, ce n'est pas que la magie est réelle. Mais elle devient capable de créer quelque chose ou de modifier le monde qui nous entoure. Mais le groupe croit en leurs effets : on pense que si l'on fait telle chose, alors telle autre va se produire. On tient les productions du magicien pour vraies. Un lieu maudit ou une personne frappée de malédiction changent socialement de nature pour ceux qui y croient, quand bien même il n'y a rien qui les distinguent physiquement de ce qu'ils étaient avant : on les évitera ou on les rejettera. Autrement dit, le pouvoir de la magie est réel dans sa capacité à requalifier le monde et par là à produire la réalité. Celui qui est sacrifié pour purifier le groupe peut sentir combien le couteau du magicien, même guidé par des préceptes scientifiquement erronés, est réel.

On comprend bien le rapport avec les agences de notation : elles aussi ont un pouvoir sur le réel au travers de la croyance qu'on leur accorde, elles aussi ont le pouvoir de changer la nature des êtres et des choses. Selon la note qu'elles accordent à un acteur économique, celui-ci va être traité différemment par ses comparses. Les conséquences sont réelles qu'importe la pertinence de la note : avant même qu'elle soit appliqué, l'austérité pointe déjà le bout de son nez...

Mais tout acte de notation, parce qu'il est acte de qualification, serait alors un acte de magie. C'est en partie vrai. La note que l'on applique à l'élève vient bien changer sa nature et sans une croyance forte de la part de l'ensemble de la société dans la puissance de l'institution scolaire - au moins quand il s'agit de juger les élèves... - cela ne serait pas possible. Mais il faut un peu plus pour cela. Il faut se demander justement d'où vient l'efficacité de la magie : qu'est-ce qui donne ce pouvoir au magicien ? Qu'est-ce qui fait que lorsqu'un individu tente de requalifier le monde, cela marche ? Pourquoi le verdict des agences de notation est-il aussi puissant ?

On peut se tourner cela vers un autre acte magique : celui de la marque ou du nom. C'est ce qu'ont fait Bourdieu et Deslaut dans un texte non moins classique consacré à la haute couture. Quel rapport avec les agences de notation ? Cette question : qu'y a-t-il dans la "griffe" d'un couturier ? Celle-ci consiste aussi en une capacité à changer la nature des choses en les qualifiant.

Ce qui vaut pour une Eau de Cologne de Monoprix ne vaut pas pour un parfum de Chanel. Lors même que le parfum de Chanel ne serait qu'une eau de Cologne de Monoprix sur laquelle on aurait appliqué la griffe de Chanel. Produire un parfum portant la griffe de Chanel c'est fabriquer ou sélectionner un produit fabriqué, mais c'est aussi produire les conditions de l'efficacité de la griffe qui, sans rien changer à la nature matérielle du produit, le transforme en bien de luxe, transformant du même coup sa valeur économique et symbolique.

Une fois de plus, la différence avec les agences de notation est minime. Elles aussi ont leur "griffe", leur marque, c'est-à-dire la puissance de leur nom. Et comme l'indique le passage ci-dessus, la croyance qui en fait l'efficacité n'est pas immanente, mais réside bien dans des "conditions" particulières, qui sont au cœur de l'activité économique. Construire sa légitimité, son charisme, son "mana", est l'une des activités les plus importantes pour ces entreprises.

Si l'on en restait là, tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes. En effet, on pourrait penser qu'il suffit aux agences de notation de produire des verdicts de bonne qualité - i.e. que les mal notés soient ceux qui connaissent effectivement des difficultés tandis que les bien notés engrangent de profits à tours de bras - pour qu'elles acquièrent la réputation nécessaire à leurs affaires. Autrement dit, le marché sélectionnerait les meilleurs, and Bob's your uncle comme disait l'autre. En un sens, c'est ce que prédisent bon nombre d'approches économiques : une institution existe parce qu'elle est efficace, c'est-à-dire qu'elle remplit une fonction qui mène à la situation la meilleure. Si ce n'était pas le cas, elle disparaîtrait. . Et c'est tout au moins l'un des discours de justification de l'existence des agences.

Mais si, en tant que sociologue, on peut reconnaître une efficacité aux agences de notation, ce n'est pas dans ce sens-là, mais bien dans celui-ci de l'efficacité magique. Comme la griffe du couturier ou comme le rituel magique, le pouvoir des agences de notation n'est pas soumis au verdict de l'expérience : c'est un pouvoir a priori. Le sorcier qui, après avoir effectué sa danse du soleil, constate qu'il ne peut toujours pas aller se dorer la pilule à la plage ne considérera pas qu'il ferait mieux de regarder la météo : il pourra dire qu'il n'a pas exécuté correctement la danse, qu'il est maudit ou que les démons invoqués sont fâchés (et il se mettra en quête d'un moyen de les apaiser). Le choix d'un objet portant une "griffe" précède également le verdict de l'expérience : on ne le choisit pas parce qu'on le sait meilleur, parce qu'on l'a essayé ou qu'on l'a comparé aux autres, mais parce qu'il est griffé. Si vous trouvez que les produits d'une grande marque d'informatique dont le nom évoque un fruit sont peu pratiques à utiliser, on pourra toujours vous dire que ce n'est pas le produit qui est en cause, mais vous qui êtes un gros lourdaud.

C'est la même chose pour les jugements des agences de notation : si jamais elles se trompent, cela ne remettra pas forcément en cause leur pouvoir. On pourra trouver d'autres explications. Si un pays mal noté s'avère faire de meilleures performances que prévue, c'est grâce à la mauvaise note qui l'a obligé "à faire les efforts nécessaires" bien sûr ! Et si, de l'autre côté, des produits formidablement bien notés finissent par provoquer une crise mondiale, ce n'est pas que les agences de notation ont mal fait leur boulot, c'est la faute aux autres agents...

Ce n'est pas, comprenons-le bien, seulement une question d'erreurs statistiques de la part des individus. Ce n'est pas parce que le sorcier ne connaît pas la corrélation et la causalité qu'il continue à danser pour le soleil. Il se trouve dans une toute autre logique, une pensée magique qui a sa propre rationalité et dans laquelle l'absence de corrélation n'est pas problématique. C'est dans ce type de pensée que sont pris, également, un certain nombre d'acteurs de l'économie. Certains le font pas opportunisme, parce qu'ils ont intérêt à croire ou affecter de croire aux verdicts des agences de notation : ainsi en est-il de tout ceux qui trouvent là une justification à une austérité longuement souhaités. Mais même pour ceux-là, il n'est pas évident de distinguer ce qui relève d'un calcul bien compris et ce qui relève de la sincère croyance...

Et c'est là que réside précisément la puissance du jugement : dans le fait que, comme le disent Bourdieu et Delsaut, la croyance collective est avant tout une méconnaissance collective. C'est-à-dire l'ignorance de le production collective de la "griffe" et de la magie. Le pouvoir du couturier repose sur un travail collectif qui implique non seulement toute l'organisation qu'il y a derrière son nom - les petites mains qui fabriquent - mais aussi des journalistes, des clients, des magazines, des institutions, etc. De la même façon que l’œuvre d'art est une production d'un monde de l'art. Comme la notation des agences a besoin d'être co-produite par journalistes, grands entrepreneurs, hommes politiques, etc. L'acte de magie est l'appropriation de ce pouvoir collectif en un geste perçu comme individuel.

Autrement dit, le verdict de l'agence de notation ne consiste pas tant une évaluation réelle de la situation économique d'un pays qu'il exprime les croyances du champ de l'économie et du pouvoir. Si, par hasard, il venait à ne pas le faire, il ne pourrait avoir pouvoir et efficacité. Imaginons que les calculs d'une agence de notation viennent à contredire les croyances dominantes : il serait ignoré et ne pourrait acquérir la puissance de faire le monde qu'il a dans d'autres cas. Cela ne veut pas dire que les agences de notation ne font que décalquer les croyances dominantes, mais elles ne peuvent se permettent d'aller complètement contre : si elles les remettent en cause, ce ne peut être que de façon partielle, sur quelques points précis, mais sans secouer toutes les croyances. De la même façon qu'un critique d'art, s'il veut être pris au sérieux, ne peut se permettre de mettre à bas toute la hiérarchie classique : critiquer Duchamp, oui, mais sans remettre en cause l'impressionisme, l'abstraction, etc.

Pour que tout cela marche, il faut, deuxième point sur lequel insistent Bourdieu et Delsaut, qu'il y ait donc un groupe qui prête son pouvoir à l'individu ou à l'institution : le magicien a besoin d'un public qui lui donne, de fait, son pouvoir. Ce groupe, c'est le champ, et pour ce qui nous intéresse, le champ de l'économie. Le champ : un ensemble de positions en tension autour d'un enjeu collectif, des individus et des institutions qui luttent pour s'approprier un pouvoir et des positions dominantes. Et l'une des caractéristiques d'un champ est de pouvoir s'autonomiser, c'est-à-dire fonctionner selon leurs propres critères et leurs propres règles sans que d'autres domaines/champs ne viennent les perturber. Le champ de l'art s'autonomise lorsque l'art ne se pratique que pour lui-même, lorsque ceux qui produisent et ceux qui reçoivent les jugements se retrouvent dans une lutte pour les mêmes enjeux. Le champ de l'économie s'autonomise lorsque les jugements produits par certains acteurs tirent, de la même façon, leur force de la croyance exclusive de tous les autres. L'efficacité des agences de notation témoigne de l'autonomisation du champ de l'économie et de la finance, qui fonctionne de façon de plus en plus autoréférentielle. On me dira que la leçon n'est pas nouvelle. Certes, non. Mais la pédagogie, dit-on, c'est répéter...
Bookmark and Share

Read More...

Portrait de la crise en arnaque professionnelle

C'est un fait bien connu : il suffit d'un joli costume et de beaucoup d'assurance pour mener à bien une arnaque. Ou pour faire le buzz, comme on dit joliment désormais. C'est grosso modo ce qu'a fait Alessio Rastani dans une désormais médiatiquement célèbre prestation télévisée sur la BBC (vidéo après le saut). Ni vraiment trader, ni tout à fait imposteur, le bonhomme a en tous cas fait sensation. Le saisissement qui en ressort tant dans les médias que dans le grand public nous permet de donner une lecture pas totalement inintéressante de la crise et des discours qui l'entourent : et si, finalement, tout cela ne servait, comme le dit Erving Goffman, qu'à "calmer le jobard" ?


Rastani, le trader qui "priait" pour la... par asi

Rapidement colportée sous le nom de "trader qui rêve de la crise" ou de "trader qui dit la vérité", l'intervention d'Alessio Rastani a été rapidement considérée comme "trop belle pour être vraie". Les attitudes qui ont présidé à son commentaire ont varié entre la satisfaction de certains d'y trouver enfin la confirmation de ce qu'ils pensaient déjà sur les traders mais dont ils n'arrivaient pas toujours - et n'arrivent toujours pas - à convaincre, et l'incrédulité des autres - et parfois des mêmes - de voir quelqu'un tenir un discours aussi choquant : rêver d'une crise qui mettrait des quelques millions de personnes dans la mouise, excusez du peu.

Contrairement à ce qui a pu se dire ici ou là, il ne semble pas que le personnage soit un véritable imposteur, du moins dans le sens que l'on donne par exemple aux interventions des Yes Men, premiers soupçonnés d'ailleurs : sa démarche ne semble pas relever de l'acte militant ou critique. Il est même possible qu'il soit convaincu de ce qu'il dit. En même temps, il n'est pas non plus vraiment un trader pur sucre : il semble qu'il s'agisse d'un petit indépendant sur les marchés financiers, mettant en jeu son argent dans l'espoir de récolter le pactole, et qu'il ne soit pas forcément très doué pour cela. On est loin du trader qui amasse des millions à tours de bras et roule en BMW cc avec trois danseuses de clip de R'n'B sur le capot (le mythe du trader n'est pas franchement féministe). C'est sans doute cette position très dominée dans le champ de la finance qui lui permet de répondre à des journalistes dans des termes qui cadrent bien peu avec les pratiques dominantes, sans doute aussi parce que le désir brûlant de rejoindre les cénacles de la haute finance le pousse à surjouer ce qu'il pense devoir être le comportement d'un "vrai" trader - le grand sociologue Robert K. Merton aurait parlé de "socialisation anticipatrice".

Mais revenons aux réactions suscitées par la vidéo : de quoi relève le saisissement qu'a provoqué l'absence d'ambiguïté de ses déclarations ? Par contraste, le crudité du message délivré fait apparaître combien les déclarations généralement faîtes autour de la crise économique ont un caractère rassurant, combien, même lorsqu'elles annoncent des temps difficiles à venir, entre rigueur et sacrifices, elles lissent les choses et les relations en promettant que, si les efforts nécessaires sont consentis, tout rentrera dans l'ordre. En un mot, combien elles nous incitent à accepter les pertes auxquelles nous sommes confrontées, soit qu'elles soit inévitables, soit qu'elles soit passagères.

Erving Goffman appelle cela "calmer le jobard" ou, en version originale, "cooling the mark out". Il emprunte l'expression à l'argot des arnaqueurs, lesquels lui fournissent un cadre théorique pour étudier la façon dont les individus font généralement face à une perte. Dans une arnaque (confidence game ou con game), nous dit-il, la victime - le jobard - fait face à une importante perte. Celle-ci ne consiste pas seulement en quelques milliers de dollars prélevés par les "opérateurs", elle est également un coup porté à son moi (self) : il se croyait suffisamment malin et intelligent pour profiter de l'opportunité financière, du "coup qui ne pouvait rater", de "l'affaire du siècle" que lui proposait l'arnaqueur, et il découvre qu'il est le dindon de la farce. Le problème, pour les arnaqueurs, c'est que que le jobard peut, du coup, comme le cave, se rebiffer : il peut aller voir la police ou se montrer violent, et leur poser plein de problèmes. D'où la nécessité, souvent, que l'un des opérateurs de l'arnaque se charge de le calmer : s'étant fait passer pour son ami, il reste avec lui pour s'assurer qu'il ne se livre pas à ce que ses partenaires considéreraient comme une bêtise.

Calmer le jobard, c'est l'amener à accepter sa perte : comme le dit joliment Goffman, il reçoit une leçon de philosophie de l'échec ("the mark is given instruction in the philosophy of taking a loss"). Ce qu'il faut, c'est lui permettre de "sauver la face", face qu'il a perdu dans l'opération. Il s'accordait une certaine valeur sociale, un ensemble de propriétés valorisées par lui et par les autres - sa "face" - et il se rend compte qu'il ne l'avait pas ou qu'il ne l'a plus et que d'autres le savent. Cette perte peut le conduire à des actions dérangeantes pour les opérateurs s'il cherche à la reconquérir par la force ou par le droit. Le calmer peut alors consister à lui permettre de cacher sa perte ou lui fournir une nouveau set de propriété, une nouvelle face qu'il pourra présenter aux autres. On peut lui expliquer que les affaires ne sont pas faites pour lui ou qu'il a appris une précieuse leçon qui lui sera fort utile dans l'avenir par exemple.

Ce que nous dit Goffman, c'est que, dans la plupart des situations où le moi de l'individu est violemment menacé, où une perte importante vient déstabiliser le statut qu'occupait l'individu ou qu'il pensait occuper, bref dans la plupart des situations où il y a un jobard, il existe des individus ou des institutions dont le travail spécifique est de le calmer, de lui faire accepter sa perte avec un minimum de dérangement, et surtout sans menacer les autres ou le système qui l'a amené là où il est. Face à la perte d'un emploi, face à un repas au restaurant qui ne satisfait par les désirs du client ou encore face à l'annonce d'une mort prochaine, le moi de l'individu est déstabilisé : il perd la face, c'est-à-dire ce qui, à ses yeux, faisait sa valeur auprès des autres (son identité professionnelle, son statut de client qui ne s'en laisse pas compter, sa bonne santé...). Des directeurs de ressources humaines, des spécialistes de la reconversion professionnelle, des serveurs, des médecins, des prêtres et d'autres encore vont alors se charger de lui pour essayer, avec succès ou non, de le calmer, soit en préservant son identité (on écoutera avec attention la plainte du client) ou en lui en proposant une nouvelle.

La plupart des discours politiques et économiques qui encadrent aujourd'hui les différentes crises qui se succèdent sous nos yeux relèvent de cet exercice de style : il faut beaucoup de monde - journalistes, éditorialistes, hommes politiques, économistes proclamés ou professionnels, lobbyistes de tout poil, financiers de tout crins, traders de toutes formes... - pour calmer des jobards qui ne sont pas moins en grand nombre. On peut se rassurer en disant que ce n'est pas la première fois. Les années 80 avaient déjà été le théâtre d'une telle activité, sans grande subtilité il faut bien le dire, et si la forme est moins explicite et dramatisée, elle n'en est pas moins prégnante :


Montand "La crise? Mais quelle crise?" par boudzi

La crise a amené des pertes économiques nettes pour un grand nombre de personnes, et il convient d'aider ceux-ci à accepter leurs nouvelles conditions avec le plus de calme possible ou du moins sans qu'ils ne menacent trop directement les autres. Il faut donc leur faire endosser un rôle qui conviennent à leur nouveau statut : pourquoi celui des cigales qui, ayant dansé tout l'été, se trouvent fort dépourvues lorsque la crise fut venu... Et voilà donc des pays à qui l'on explique qu'ils doivent expier leurs excès passés en leur tentant le manteau du pénitent. D'autres ont cru, parfois avec enthousiasme, aux promesses de la financiarisation de l'économie, et à ceux-là, il faut expliquer qu'ils ne se sont pas tromper, qu'au contraire, ils doivent encore garder confiance dans le système même si celui-ci a été sérieusement secoué.

On aurait tort cependant d'interpréter ces analyses journalistes ou économiques, ces tribunes, débats, annonces, promesses, discussions et autres comme de simples manipulations des masses. Il n'est pas sûr, en effet, qu'elles aient un effet aussi puissant que l'on pourrait le penser, ne serait-ce que parce que bon nombre d'entre elles sont à l'usage quasi-exclusif des plus protégés, plus susceptible de les lire, les entendre et plus encore d'y croire, plutôt que des plus affaiblis. Mais calmer le jobard ne sert pas seulement au jobard, mais aussi aux arnaqueurs :

"The cooler protects himself from feelings of guilt by arguing that the customer is not really in need of the service he expected to receive, that bad service is not really deprivational, and that beefs and complaints are a sign of bile, not a sign of injury"
(Traduction : Celui qui calme le jobard se protège lui-même des sentiments de culpabilité qui pourraient l'assaillir en se disant que le client n'avaient pas vraiment besoin du service qu'il espérait recevoir, qu'un mauvais service n'est pas vraiment une perte, et que les jérémiades et les plaintes sont le signe d'un mauvais caractère, pas d'un mauvais service).

Autrement dit, l'activité qui consiste à calmer le jobard n'a pas seulement pour fonction de limiter ou de contrôler les dégâts faits au moi du jobard, mais également de prévenir ceux qui pourraient affecter celui des opérateurs. Répéter que la crise est un accident de parcours, le fait de quelques traders peu consciencieux et non-représentatifs - souvenons-nous du mouton noir Kerviel -, ou encore de la mauvaise gestion et de l'avidité des populations met à l'abri d'une remise en cause plus générale, de la même façon que les arnaqueurs pouvaient se dire que le jobard était plus victime de sa propre avidité que de la leur. Cette rationalisation est renforcée, dans le cas qui nous préoccupe, par l'ensemble des justifications et des principes de justice qu'offre l'idéologie du marché à ses hérauts.

Reste que les choses ne sont pas si simples. Les discours généralement portés sur la crise ont pour fonction d'en faire accepter les pertes par ceux qui en sont victimes. Mais qu'en est-il de celui d'Alessio Rastani ? Sans discuter des intentions inaccessibles du personnage, sa nature n'est peut être pas si différente. Il autorise une narration de la crise qui n'est pas moins susceptible d'en calmer certains : il permet à tout un chacun d'endosser les habits de victime d'un petit groupe d'arnaqueurs professionnels, les traders. Ce sont eux qui apparaissent comme trop avides, trop désireux d'en avoir toujours plus, ce sont eux qui ont eu des comportements exagérés, inacceptables, immoraux. Autrement dit, nous pouvons ainsi sauver la face : la crise, c'était eux, pas nous. Or, comme le sous-entend Goffman, si les arnaques sont un business aussi courant aux Etats-Unis, ce n'est pas par hasard :

"The con is said to be a good racket in the United-States because most Americans are willing, nay eager, to make easy money, and will engage in action that is less than legal in order to do so"
(Traduction : l'arnaque à la confiance est réputée être un bon business aux Etats-Unis parce que la plupart des Américains souhaitent gagner de l'argent facilement - pour ne pas dire qu'ils en sont avides - et son prêts à s'engager dans des activités bien peu légales pour y parvenir)

Faire comprendre au jobard qu'il est la victime de personnes mal intentionnées ou de forces qui le dépassent est aussi un moyen très sérieux de le calmer en le déchargeant de toute responsabilité dans l'affaire. C'est une méthode qui a été utilisée plus d'une fois en matière politique ou économique. Donner un visage au bourreau peut faire oublier trop facilement tout le système qui l'autorise à mener sa basse besogne. Ici, il n'est pas impossible que donner un visage au trader maléfique, s'il soulage quelque peu les victimes, fasse également disparaître tout ce qui, dans chacun de nous, ressemble terriblement à ce qui se passe aux sommets des grandes banques, ce que Karl Polanyi appelait la "mentalité de marché".
Bookmark and Share

Read More...

Boris, par pitié, reste en dehors de tout cela

Malgré l'adoubement médiatique dont il a fait l'objet, parfois même dans mon magazine de référence à moi, Boris Cyrulnik ne m'a jamais semblé être plus qu'un de ces intellectuels médiatiques comme Alain Finkielkraut ou Alain-Gérard Slama qui développent une pensée plus proche du slogan que de la réflexion. Ses sautillements sur la "resilience" - un concept dont le vide intersidéral n'a d'égal que la quantité de papier qu'il a contribué à gâcher - font certes les beaux jours des magazines à grand tirages (parce qu'expliquer à ses lecteurs que s'ils échouent, c'est parce qu'ils ne sont pas résilients, ça fait vendre), et lui donne donc une tribune médiatique dont des gens plus sérieux ne font que rêver. Et voilà que le monsieur l'utilise pour tacler les théories du genre. Ecoute, Boris, tu gâches déjà la vie des psychiatres, alors s'il te plaît, reste en dehors de tout ça, laisse nous tranquille.

Allez, comme d'habitude, je vais être sympa, je vais d'abord donner la parole à l'adversaire, que chacun puisse mesurer par lui-même l'étendue des bêtises proférées avec une assurance qui, chez certains, passeraient pour de l'arrogance, mais qui chez un intellectuel de plateau passe pour de la profondeur :

Les partisans de la théorie du genre considèrent qu'on éduque distinctement les filles des garçons pour perpétuer la domination masculine. Les croyez-vous ?

Je ne crois pas du tout à la suprématie des garçons, bien au contraire. Vers 17 mois, les filles disposent de cinquante mots, de règles de grammaire et d'un début de double réarticulation, par exemple être capable de dire "réembarquons", au lieu de "on va encore une fois dans cette barque". Avec quatre phonèmes, les filles expriment un discours. Les garçons obtiennent cette performance six mois plus tard ! 75 % des garçons commettent de petites transgressions (chiper un biscuit, pincer un bras, etc.), contre 25 % des filles. Alors ces filles, plus dociles, parlant aisément, sont bien mieux entourées. Il est plus aisé d'élever une fille qu'un garçon. D'ailleurs, en consultation de pédopsychiatrie, il n'y a que des petits garçons, dont le développement est bien plus difficile. Certains scientifiques expliquent ce décalage par la biologie. La combinaison de chromosomes XX serait plus stable, parce qu'une altération sur un X pourra être compensée par l'autre X. La combinaison XY serait, elle, en difficulté évolutive. Ajoutons à cela le rôle majeur de la testostérone, l'hormone de la hardiesse et du mouvement, et non de l'agressivité, comme on le croit souvent. À l'école, les garçons ont envie de grimper aux murs, ils bougent, ils souffrent d'être immobilisés. Or notre société ne valorise plus la force et le courage physique, mais l'excellence des résultats scolaires. Elle valorise la docilité des filles.

Pourquoi n'avoir rien dit dans cette querelle autour de la théorie du genre ?

Je pense que le "genre" est une idéologie. Cette haine de la différence est celle des pervers, qui ne la supportent pas. Freud disait que le pervers est celui qu'indisposait l'absence de pénis chez sa mère. On y est.

Boris Cyrulnik, un néoréactionnaire qui s'ignore

Commençons par la partie facile, la réponse à la deuxième question recopiée ci-dessus. Boris Cyrulnik identifie les théories du genre et même le genre lui-même à une "haine de la différence". C'est honnêtement magnifique. Parvenir à rassembler en seulement trois lignes autant d'erreurs, de préjugés et de crétineries est en soi une forme d'art qui mérite un moment d'admiration béate.

Erreur : les théories du genre ne visent en rien à "nier" ou à "haïr" la "différence". Elles prennent actes qu'il existe des différences entre hommes et femmes, mais constatent également que celles-ci ne peuvent pas vraiment s'expliquer par la biologie. Qu'au contraire, il existe une vaste de gamme de différenciation entre hommes et femmes entre les cultures et entre les époques. Et elles cherchent à expliquer ces différences.

De ce fait, le genre n'est pas une idéologie. Ni une théorie. C'est un fait, un fait scientifique, aussi solide que peut l'être un tel fait. Le genre est la construction sociale des différences entre masculin et féminin. N'importe qui, même Boris Cyrulnik, peut constater qu'il existe des activités masculines (le football en Europe) et des activités féminines (le soccer aux Etats-Unis) et que celles-ci font l'objet d'une reconnaissance et d'une légitimité différente. Et n'importe qui, à part peut être Boris Cyrulnik, peut comprendre que cela ne s'expliquer en rien par une histoire de chromosomes. C'est cela le genre.

Préjugé : Boris Cyrulnik parle de "haine de la différence". Depuis Christian Vanneste clamant que l'homosexualité, c'est la haine de la différence, on n'avait pas osé. Cyrulnik semble identifier "différence entre les sexes" à "différence". Malheureusement, ce n'est pas la même chose. Il existe un grand nombre de façon pour deux individus donnés d'être différents, et leur sexe n'en est qu'une toute petite partie. Si Boris et moi sommes tout les deux des mâles, il n'en reste pas moins que je suis assez fier d'être sur tous les autres plans aussi loin de lui qu'il m'est possible de l'être. Les homosexuels préfèrent avoir des relations sexuelles avec des personnes de leur sexe, cela ne veut pas dire qu'ils veulent coucher avec leurs "semblables" : il y a plus de différence entre les deux membres de certains couples homosexuels qu'entre ceux de certains couples hétérosexuels (si vous ne me croyez pas, regardez une pub pour The Kooples...)

Crétinerie : comme d'autres, Boris Cyrulnik exploite le fait que l'on parle de "théories" du genre pour les délégitimer en les faisant passer pour une "idéologie". Mais si l'on parle de théorie du genre, c'est de la même façon que l'on parle de théorie de l'évolution. L'évolution est un fait, et il existe différentes théories pour l'expliquer : est-ce de la sélection sexuelle ? de la sélection du mieux adapté ? Une combinaison de plusieurs principes ? Le genre, c'est pareil : il faut être un idiot pour ne pas voir que cela existe. Après, on peut discuter sur les façons de l'expliquer.

Lorsque l'on croise ces différents élèments, on se rend compte d'une chose : Boris Cyrulnik, après avoir introduit la "résilience" en France, semble bien décidé à y introduire une forme particulièrement basse de néoconservatisme. Il utilise une rhétorique qui est celle des néoréactionnaires : affaiblir une théorie scientifique par une mésinterprétation du mot "théorie" tout en surfant sur les valeurs les plus consensuelles (la différence, que l'on ramène discrètement à la seule différence de sexe...). La pathologisation de l'adversaire - "les théoriciens du genre sont juste des pervers" - appuyée sur une interprétation approximative de Freud achève le tableau : faute d'argument, on raconte n'importe quoi qui plaise aux médias...

Boris Cyrulnik, un mauvais scientifique

Mais je n'ai pas franchement de raison d'en rester là. La réponse que Boris Cyrulnik donne à la question précédente vaut également le détour. Après une bonne explication bien naturalisante sur les différences de comportements entre petits garçons et petites filles - ou plutôt une liste de fait dont il espère que la juxtaposition donnera l'impression, au mépris de la plus élémentaire logique, d'une causalité -, l'intellectuel de salon nous balance l'une des plus belles perles qu'il m'ait été donné de lire ces derniers temps :

Or notre société ne valorise plus la force et le courage physique, mais l'excellence des résultats scolaires.

Comment peut-on prétendre écrire un discours un tant soit peu rationnel sur les jeunes garçons et si mal les connaître ? Comment peut-on se poser en expert de la petite enfance et ne jamais avoir mis les pieds dans une cours d'école, ne jamais avoir étudié les productions culturelles destinées aux plus jeunes, ne jamais avoir mis le nez hors de chez soi ?

La force et le courage physique ne sont plus valorisé ? Mais au sein des cours d'école, elles sont un puissant moyen d'obtenir du respect et de la reconnaissance. Plus que cela, les sanctions scolaires servent très bien de validation à l'identité masculines : ceux qui refusent l'ordre scolaire, ont le courage d'affronter les enseignants et les personnels d'éducation, s'imposent auprès des autres par le physique, le sport et la force jouissent d'une bonne reconnaissance au sein de la société des élèves. C'est ce que révèlent de nombreux travaux sociologiques, comme par exemple ce très beau texte de Sylvie Ayral. Celui-ci souligne combien cette question est lié à la construction du genre.

L’injonction à la virilité et à l’hétérosexualité qui est faite aux garçons encourage également chez eux la violence physique, sexiste ou homophobe, à l’origine de nombreuses sanctions. La grande affaire est de se démarquer de tout ce qui est « féminin » ou assimilé au « féminin » (faiblesse, homosexualité réelle ou supposée) : il s’agit de ne pas « en être ». Et « ne pas en être » c’est, bien souvent, dominer les autres en montrant ou en laissant supposer qu’on peut être violent, y compris sexuellement, même si cela reste généralement à un niveau symbolique. La violence physique entre garçons est donc omniprésente mais revêt plusieurs formes : elle peut s’exercer dans le cadre d’une bagarre dans la cour de récréation, à la vue de tous et de toutes pour asseoir la réputation, au risque (en essayant ?) de se faire sanctionner mais également sur les garçons les plus jeunes et/ou les plus faibles. Elle s’accompagne alors d’une volonté de terroriser pour mieux régner et accéder au rôle de « petit caïd ». Cette violence ritualisée de domination est courante. Plusieurs garçons l’évoqueront au cours des entretiens :

« Comme l’année dernière, j’étais en 6ème, les 3èmes, ils s’amusaient à mettre des pancartes, à nous attraper, à les mettre dans les toilettes, à fermer la porte, à…à nous mettre des coups de pied au cul…enfin…voilà, à pousser et puis voilà .
- Question : Et c’était des garçons ou des filles ?
- Que des garçons.
- Question : Et ils faisaient ça aux garçons et aux filles ou… ?
- Non ils faisaient qu’aux…enfin… oui…ils faisaient aux garçons. Et je pense aussi, que…enfin, les 3èmes, quand ils étaient en 6ème, ils ont vécu ça, c’est… une chaîne, je pense pas que ça s’arrêtera. Les 3èmes, ils se sont fait…ils se sont fait taper en 6ème, alors, ils étaient…ils étaient faibles, et maintenant qu’ils sont en 3ème, ils sont contents parce que c’est plus…c’est plus eux les faibles. Alors ils se vengent à cause de ça… »

Voilà qui révèle une deuxième leçon sur Boris Cyrulnik : il ne fait pas le boulot d'étude et d'analyse que demanderait son sujet. Je ne pense pas que l'on puisse mettre cela sur le compte de la discipline à la quelle il tente de se raccrocher, la psychiatrie : ce n'est pas que celle-là est incapable de voir ce que la sociologie est capable de mettre en valeur, même s'il y a incontestablement des différences de méthodes. C'est ici un problème d'ignorance beaucoup plus profond de l'objet dont on prétend parler : si Boris Cyrulnik veut émettre des propositions sur l'état de la société, alors, il doit connaître celle-ci un minimum. Ici, ce n'est pas le cas.

Et le reste de l'entretien me direz-vous ? Disons qu'il ne m'inspire qu'une chose : notre homme s'est fendu d'un rapport sur le suicide des enfants vendu 21,90€ pour 160 pages, alors que Le suicide d'Emile Durkheim peut se trouver pour une dizaine d'euros et fait dans les 500 pages. Si vous êtes vraiment intéressé par le sujet, vous savez ce qu'il vous reste à faire.
Bookmark and Share

Read More...