Le sexisme dans les jeux : pourquoi est-ce un problème ?

La question du sexisme dans les jeux vidéo n'est pas nouvelle : elle a été soulevée depuis plusieurs années par différents acteurs de l'industrie ou commentateurs de celle-ci. Elle commence par contre à atteindre les médias mainstream : le brillant article de Mar_Lard critiquant la rape culture dans un article de Joystick a ainsi pu trouvé un écho dans le Monde, y compris dans son édition papier. En général, quand la presse générale commence à s'intéresser aux jeux vidéo, c'est pour les accuser d'être à l'origine de la dernière tuerie en date, et c'est plutôt une mauvaise nouvelle pour les gamers. D'où sans doute des réactions parfois épidermiques, qui n'expliquent ni n'excusent en rien la débauche de violence sexiste que soulèvent généralement les critiques féministes. La question de la violence et la question du sexisme dans les jeux ne se posent absolument pas dans les mêmes termes. Quelle est exactement la différence ?



Les attaques contre la violence des jeux vidéo sont récurrentes : Olivier Mauco en parlerait mieux que moi. De Columbine à Breivnik, on ne manque pas d'exemples où les jeux vidéo sont mis en accusation au regard de leur mise en scène de la violence. La question est alors toujours la même (dans les cas où elle est formulée comme question et non comme affirmation péremptoire) : les jeux vidéo rendent-ils violents ? Font-ils partis de l'explication de la violence en général ou de l’extrême violence de certains individus ? Le schéma mobilisé est ici un schéma qui va de la pratique du jeu ou, plutôt, de certains jeux vers l'usage de la violence.

A cette question, la réponse semble bien être "non". Et ce même lorsque l'on se tourne du côté des études qui montrent un effet des jeux sur les comportements violents. Si on regarde celles menées par Laurent Bègue par exemple :

Nous avons montré que les pensées hostiles suscitées par la pratique des jeux vidéo faisaient le lien entre les jeux violents et le comportement agressif. Après une phase de familiarisation, 136 adultes ont joué durant vingt minutes à un jeu violent ou à un jeu d’action non violent. Ensuite, les participants devaient lire deux scénarios ambigus et imaginer la suite de l’histoire. Dans une seconde étape de l’expérience, chaque participant réalisait une tâche compétitive contre un partenaire : il devait appuyer aussi vite que possible sur une touche dès qu’il percevait un signal sonore. Le perdant recevait un son désagréable dans les oreilles. Les participants croyaient que l’intensité du son avait été choisie par leur adversaire. Les résultats ont montré que les participants ayant joué à un jeu vidéo violent, quel que soit leur sexe, avaient davantage de pensées agressives et défiaient davantage leur adversaire.


On notera ici que les pensées agressives que suscitent le jeu sont en fait mesurée dans un cadre également fictionnel : rien ne dit qu'il s'agit de dispositions ancrées dans les individus, et susceptibles d'être ré-investies dans des contextes sociaux différents de celui du jeu et de la fiction. Mais plus loin, Laurent Bègue rajoute :

Comme je l’indique dans mon livre (1), les facteurs de violence sont nombreux et les jeux vidéo n’ont pas un poids aussi massif que de nombreuses autres causes individuelles ou sociétales. Dans notre étude française, le groupe ayant joué à l’un des jeux violents avait une augmentation de l’ordre de 15 % de la violence telle que nous la mesurons (chocs sonores à un adversaire). Il ne faut donc pas s’attendre à ce que la quasi-totalité des joueurs devienne des monstres assoiffés de sang !


Autrement dit, l'effet des jeux, même dans l'hypothèse où il est réel, reste dépendant d'autres facteurs dans le parcours des individus, et ne doit pas être sur-estimé. Si l'on veut chercher des causes à la violence, il faut recourir à un schéma explicatif plus complexe.

On pourrait poser alors la même question à propos du sexisme : puisqu'il est incontestable que les jeux proposent des représentations sexistes des femmes et des relations de genre, sont-ils la cause du sexisme ? La réponse sera la même que pour la violence : les jeux ne sont pas la cause du sexisme, et il est parfaitement possible d'être un.e gamer.euse et féministe - guilty as charged.

Mais le fait est que la question qui est soulevée n'est pas celle-là : elle n'est pas de savoir si les jeux vidéo rendent sexiste comme on dit qu'ils rendent violents. La question est en fait très différente.

Le sexisme n'occupe d'abord pas la même place ni dans les jeux ni dans l'expérience des joueurs hors du jeu. En effet, la violence constitue dans une certaine mesure une rupture par rapport aux normes en vigueur dans la société où s'insèrent les joueurs : même si elle s'insère dans une simulation où son usage est normal - par exemple dans une simulation militaire - il est clair que la plupart des joueurs sont encouragés par ailleurs à ne pas user de violence dans leurs relations normales. Elle constitue souvent la rupture avec l'expérience normale des joueurs. Et en cela, elle peut être facilement dé-réalisée par ceux-ci comme relevant du monde de la fiction.

Il en va tout autrement du sexisme : dans de nombreux jeux, il constitue plus un décor qu'un élément du simulacre. Que la princesse Peach soit une nouille passive ne change rien au gameplay de Mario, que les personnages de jeux de combats portent des armures qui relèvent plus de la lingerie fine que des arts martiaux ne change rien aux phases de combats, et que les différences physiques entre les sexes des différentes races de WoW reproduisent la dichotomie "homme = force/femme = beauté" n'affecte pas la quête des XP.

Ce dernier exemple est intéressant parce qu'il semble que la transformation des personnages vers un dismorphisme exagérée - finalement bien peu réaliste, puisque exagérant déjà celui que l'on attribue aux humains - émane d'une demande des joueurs. Ceci nous renseigne sur la place donnée à un tel élément pour les joueurs. Comme le dit Lisa Wade sur Sociological Images :

The dimorphism in WoW is a great example of how gender difference is, in part, an ideology. It’s a desire that we impose onto the world, not reality in itself. We make even our fantasy selves conform to it. Interestingly, when people stray from affirming the ideology, they can face pressure to align themselves with its defenders. It appears that this is exactly what happened in WoW.

Cet élément ne transforme pas le jeu en soi, mais il contribue à satisfaire certains joueurs parce qu'il rentre en accord avec leurs croyances et idéologies précédentes. Il en va en fait ainsi de la plupart des éléments sexistes dans les jeux vidéo : ils sont en accord avec les conceptions préalables des joueurs. Quitte à ce que cela les conduise parfois à ne pas bien saisir le message d'un jeu, comme c'est en partie le cas pour Bayonetta - combien des trolls bavant se seront-ils rendus compte que ce jeu se moque précisément d'eux ?

De ce point de vue, on est dans un cas bien différent de la violence : la question n'est pas de savoir si le sexisme dans les jeux vidéo peut produire chez les joueurs une déviance - l'usage de la violence - mais plutôt s'il ne vient pas renforcer et confirmer des dispositions déjà acquises par ailleurs. L'exemple de l'article de Joystick est d'ailleurs très intéressant : ce n'est pas le thème du viol en soi qui est problématique, mais la façon dont il est normalisé en faisant appel à d'autres éléments comme la pornographie. Il vient ainsi confirmer une disposition déjà acquise : le viol, c'est excitant.

On me répondra peut-être que, dans ce cas-là, ce ne sont toujours pas les jeux vidéo qui rendent sexistes. Et en un sens, c'est vrai. Mais en un sens encore plus précis, ce n'est pas le problème. Car on ne trouvera pas une origine ou cause unique au sexisme : celui-ci est la conséquence d'un système très large qui est le patriarcat ou la domination masculine. Il est le produit d'un apprentissage : les garçons ne naissent pas avec l'idée que "les filles sont chiantes", nous leur apprenons. Ils ne naissent pas avec l'idée que "quand une fille dit non, c'est en fait qu'elle veut bien", c'est nous qui leur apprenons. Ils ne naissent pas avec l'idée que "si je suis gentil avec une fille - par exemple en la sauvant des méchants - elle devra coucher avec moi", nous leur apprenons :

Poire ne voit pas les filles comme des personnes qui ont leurs préférences, leurs choix, leur libido, leur libre-arbitre. Poire pense que les filles couchent avec toi de façon automatique quand tu remplis un certain nombre de conditions. Tu butes le dragon, hop, tu te tapes la princesse. C’est comme dans les jeux vidéos.

Aucun de ces éléments - jeux divers, apprentissages explicites, conversations, relations dans les cours d'école, etc. - ne peut sembler déterminant en soi, mais leur combinaison finale est extrêmement puissante. L'argument parfois entendu du "il n'y a pas que les jeux vidéo" est à la fois vrai et hors sujet : cela ne dispense pas de se poser la question.

Le sexisme dans les jeux fonctionne en fait d'une autre façon : il contribue à l'exclusion des femmes hors de la sphère du jeu. Cela ne veut pas dire que les gameuses n'existent pas, loin de là. Mais le sexisme général dans les jeux contribue à les rendre invisibles, et à tenir à l'écart d'autres joueuses potentielles. C'est ce que montre par exemple Dominique Pasquier dans un passage de Cultures Lycéennes, où il apparaît que les garçons sont considérés comme les seuls vrais joueurs. En un sens, la violence joue parfois le même rôle, dans la mesure où elle introduit une rupture plus forte dans la socialisation des filles que dans celle des garçons. Mais se faisant, ces différents éléments contribuent à constituer des univers séparés : celui des hommes et celui des femmes. Les deux n'ayant pas la même valeur générale : ainsi Dominique Pasquier montre que les joueurs profitent du prestige associé au numérique et à l'informatique...

Cette exclusion est de plus en soi un problème, dans la mesure où elle se manifeste sous la forme d'attaques directes envers les personnes. Lorsque des joueuses se confrontent à un mur d'insultes dès qu'elles essayent de jouer en ligne, il n'y a pas besoin d'aller plus loin dans la démonstration d'un problème. Lorsque le mode de jeu le plus facile est surnommé "girlfriend mode", il n'y a pas besoin d'aller plus loin pour comprendre que des joueuses se sentent personnellement attaquées, parce que cela vient constituer une caractéristique personnelle qui n'a rien à voir avec le jeu comme un défaut...

La résistance s'organise : une guerre a été lancé contre le meme "Idiot Nerd Girl"...

C'est d'ailleurs de l'intérieur de l'industrie et de la communauté des gamers que partent désormais les critiques du sexisme, et non de l'extérieur comme c'est le cas pour la violence. Ce sont des joueuses, des membres de l'industrie, des journalistes, des figures de la culture geek, etc. qui jouent le rôle d'entrepreneurs de morale. Et le passage dans la presse mainstream n'est pas tellement lié à ces critiques, mais surtout à la violence qui peut s'exprimer très directement contre ceux et celles qui les émettent : les trolls donnent une bien plus mauvaise image du jeu que quiconque...

Tout cela m'amène à cette conclusion : le sexisme dans les jeux vidéo est un problème en soi. Contrairement à la violence où il est nécessaire, pour construire le problème, de démontrer la contribution des jeux au passage à l'acte, il n'est pas besoin de démontrer un effet sur un individu pour ce qui est du sexisme : le problème se place à un autre niveau, comme un enjeu collectif. Parce que le jeu vidéo fait partie d'un système, et que chaque élément de ce système compte. Et parce que la question est "avec qui voulons-nous jouer et avec quoi ?". Ou, pour le dire de façon encore plus claire, la question n'est pas "les jeux vidéo rendent-ils sexistes ?" mais "les jeux vidéo sont-ils sexistes ?". Et vu que la réponse est "oui"...

Le contenu des jeux mérite d'être critiqué en dehors de la question de ses effets individuels, et en dehors d'une étiologie purement psychologique. La culture des gamers mérite d'être critiqué en dehors de toute considération sur sa déviance supposée. Dans les deux cas, il s'agit de comprendre ce fait simple : la critique d'un roman n'est pas la condamnation de la littérature, la critique des jeux vidéo n'est pas la condamnation de sa pratique. Le jour où cette critique sera possible au sein même de la communauté des joueurs, ce sera le signe que l'on sera enfin parvenu à une pleine légitimation.
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...pour être laissée à des rigolos

Lui : Allô, mec ?
Moi : Tagazok, gars.
Lui : Dis, faut qu'on reparle de ces histoires d'humour et tout.
Moi : Ah, ben, ça tombe bien, je me suis justement retiré dans un fjord perdu de la Norvège pour réfléchir au sens des propositions humoristiques.
Lui : ...
Moi : Bon, d'accord, je suis juste occupé à ré-exploser Ganondorf. C'est quoi le problème ?
Lui : J'ai discuté avec mes potes, et ils sont pas convaincus par ton truc. Ils disent que tu as rien dis sur le second degré. Tu sais, le fait de dire quelque chose alors qu'on le pense pas.
Moi : Pourtant on en a parlé de ça.
Lui : Oui, mais du second degré ?
Moi : C'est peut-être que ce n'est pas ça, en fait, le second degré. T'es assis ?

Lui : Il faut quand même que tu reconnaisses ça : une partie de l'humour repose sur le fait de dire des choses que l'on ne pense pas.
Moi : Est-ce que c'est ainsi que tu définis le second degré ?
Lui : Bien sûr ! En fait, l'humour se base toujours sur un décalage. Tu vois quelqu'un marcher dans la rue, il glisse sur une peau de banane : c'est drôle.
Moi : Oui, et c'est même d'autant plus drôle que le décalage est fort : si c'est un clown, c'est finalement moins drôle que si c'est un cardinal.
Lui : Voilà. Et le second degré, ça repose là-dessus : il y a un décalage entre ce que tu dis et ce que tu penses, et donc c'est drôle.
Moi : Je pense qu'il va falloir que tu donnes un exemple.
Lui : Ben, regarde, on m'a envoyé ça l'autre jour :


Tu vois, il y a une référence à l'homosexualité. Mais on ne croit pas vraiment au fait que les homosexuels sont comme ça, ou que le personnage est vraiment homosexuel. Ou même que tous les hommes qui sont amoureux sont homosexuels. C'est du second degré.
Moi : D'accord. Alors, dis-moi, si je te dis "rouge", est-ce que c'est du second degré ?
Lui : Hein ?
Moi : Parce que je pense "bleu" en fait.
Lui : Ahah. Tu es drôle. Il faut que ça ait une vocation humoristique : c'est la rupture, le décalage qui compte.
Moi : Pourtant, il y a bien un décalage de même type dans ma blague : un décalage entre ce que je dis et ce que je pense. Donc peut-être que tout décalage n'est pas humoristique. En fait, il peut même être tragique. Mais supposons que je dise : "c'est l'Infanterie Mobile qui a fait de moi l'Homme que je suis aujourd'hui". Est-ce que tu trouves ça drôle ?
Lui : Pas trop non.
Moi : Pourtant, je pense l'inverse. Mais si je le dis, est-ce que tu comprends que je pense l'inverse ?
Lui : Ben non, mais si je sais que tu ne le penses pas, je peux trouver ça drôle. Et puis rien que l'idée que tu aies fait l'armée...
Moi : Touché. Mais restons concentrés. Si le fait que je ne le pense pas est drôle, pourquoi c'est drôle ?
Lui : Ben, je te l'ai dit, pour le décalage entre ce que tu dis et ce que tu penses.
Moi : Voilà un premier problème : pris ainsi, ta définition du second degré demande à ce que l'on sache ce que la personne pense. Le problème, c'est que l'on sait rarement ce que l'autre pense. Et puis les intentions ont peu à voir avec l'action.
Lui : Comment ça ?
Moi : Si je te frappe sans intention de te blesser, pour rigoler, est-ce que tu as moins mal ?
Lui : Je suppose que non.
Moi : Donc les intentions ne nous disent pas tout de l'humour, loin de là. Mais je te pose une autre question : quelle est la différence entre ce que tu appelles "second degré" et la blague de l'homme qui marche sur une peau de banane ?
Lui : Je ne comprends pas.
Moi : En quoi est-ce que ton « second degré » est une forme spécifique d'humour ? Si le gag repose sur le fait que je dis quelque chose alors que je ne le pense pas, on est plus proche de la farce : l'humour viendra de la révélation du décalage entre mon propos et ma pensée. Ce n'est pas du deuxième degré.
Lui : D'accord, mais bon, c'est drôle quand même non ?
Moi : Ca dépend du contenu, mais ça ne le devient qu'à partir du moment où tu révèles le décalage : dans le test de Console+ dont on parlait la dernière fois, il n'y a rien de tel. Le décalage ne provient pas de la distance entre ce qui est pensé et ce qui est dit, mais de l’exagération de certains traits prêtés aux femmes. Autrement dit, il repose aussi sur un décalage, mais un décalage qui prétend dire quelque chose du réel.
Lui : Bon, d'accord, ça, on en déjà parlé : c'est un humour qui fonctionne sur le "it's funny because it's true".
Moi : Et la question n'est pas de savoir si c'est ou non de l'humour, mais de savoir quel usage on fait de l'humour : et ici, dans ton exemple, il est mauvais parce qu'il fait de l'homosexualité une insulte.
Lui : Mais on ne le pense pas !
Moi : Oui, mais on en déjà parlé : cela peut blesser des gens qui n'ont pas envie de servir d'insultes ou de moqueries, et cela les exclut de fait. Tu peux faire l'humour que tu veux, mais tu peux aussi réfléchir à ce qu'il fait aux autres, non ?
Lui : Bon, mais si c'est pas du second degré, c'est quoi, pour toi, le second degré ?
Moi : Pour le comprendre, il faut partir de cette question : qu'est-ce qu'une blague ?
Lui : Quelque chose de drôle.
Moi : D'accord, ou quelque chose qui prétend l'être. Mais comment ça fonctionne ?
Lui : Ben, ça peut être une histoire, ou une situation, un récit...
Moi : Exact. Disons qu'une blague est constituée de plusieurs éléments, de plusieurs propositions. Des propositions comme "c'est l'Infanterie Mobile qui a fait de moi l'Homme que je suis aujourd'hui". On pourrait la noter P, et noter les autres propositions A, B, C, etc. Une blague devient alors l'arrangement entre un certain nombre de propositions.
Lui : Tu te compliques la vie.
Moi : En fait, je la simplifie. Les blagues sont compliquées et singulières, et il est plus simple de réfléchir sur un cas général. Du reste, c'est grosso modo ce que font les logiciens.
Lui : La logique dans l'humour ?
Moi : Les logiciens ont beaucoup d'humour. Revenons à ma proposition P. Quel est son sens ?
Lui : Tu l'as dit : "c'est l'Infanterie Mobile qui a fait de moi l'Homme que je suis aujourd'hui".
Moi : Mais qu'est-ce que ça veut dire ?
Lui : Je ne sais pas. Que tu as fait l'infanterie mobile et que ça t'a changé ?
Moi : En un sens oui. Mais cela est très vague : en fait, le sens dépend très largement des autres éléments de la blague. Tiens, regarde cet extrait de Starship Troopers, un modèle du second degré : la proposition P y est utilisée à 8'30.



Lui : D'accord, on retrouve bien le décalage non ? Entre le fait de dire ta proposition P et la situation du personnage.
Moi : Oui, mais tu vois la différence ? La phrase prend un sens différent de son sens premier. C'est ça le second degré.
Lui : Et dans mon exemple alors ?
Moi : Dans ton exemple, il n'y a aucun élément qui vient modifier le sens de la proposition centrale, celle que tu ne penses pas. Il n'y a aucun élément qui vient transformer le "ultragay" pour lui donner un autre sens qu'une insulte. Peut-être une insulte par exagération, mais une insulte quand même.
Lui : Des éléments ?
Moi : Dans Starship Troopers, c'est par exemple les jambes manquantes du personnage. Mais tout le film fonctionne sur ce principe là : toutes les propositions de nature fasciste, militariste ou totalitaire sont déconstruites par des éléments qui viennent en modifier le sens. Dans la séquence d'ouverture, la propagande est confrontée à la réalité de la guerre, ce qui en transforme complètement le sens. Voilà du "second degré" qui mérite son nom : on faut bien apparaître un deuxième sens aux phrases "que l'on ne pense pas".



Lui : Tu es sûr que c'est un bon exemple ? Il y a plein de gens qui pensent que c'est effectivement un film fasciste.
Moi : Certes. Mais tu peux facilement leur pointer les éléments qui font le décalage. Ils peuvent ensuite ne pas trouver cet humour drôle ou penser que la blague est ratée, mais le sens des propositions est bien modifié par les éléments du film.
Lui : Et le test dans Console+ alors ?
Moi : On ne peut en aucun cas le qualifier de second degré. Où sont les éléments qui permettent de modifier, dans un sens où dans l'autre, le sens des propositions sexistes qui font la réponse que tu trouvais si drôle ? Il n'y en a pas. L'humour repose tout entier sur l'acceptation du sens des propositions, pas sur leur modification. En cela, on ne peut dire que c'est une prise de distance, ou qu'il s'agit de se moquer d'un stéréotype : il s'agit bien de rire du stéréotype en tant que tel et non de son caractère de stéréotype.


Lui : Et le fait qu'on ne "le pense pas", ça ne peut pas être un élément qui modifie le sens de la proposition alors ?
Moi : Non, pas vraiment : si je te dis "bleu" alors que je pense "rouge", cela ne suffit pas à modifier le sens de "bleu". Tu peux savoir, parce que tu me connais, que je ne pense pas "bleu", mais il n'y a pas de "second degré". Et faire passer ça pour une dénonciation est malhonnête.
Lui : Mais alors il y a beaucoup de gens qui disent faire du second degré alors que ce n'est pas le cas, non ?
Moi : Énormément. En fait, l'argument du "second degré" est la plupart du temps utilisé pour repousser les critiques éventuelles : interdiction de dire quoique ce soit parce que c'est du "second degré". Et comme dans la définition que tu as donnée, il faut se fier à ce que l'humoriste a dans la tête... Et ce d'autant plus que critiquer, c'est prendre le risque de passer pour "trop bête pour comprendre le second degré". C'est un peu l'histoire des habits neufs de l'empereur : la référence au "second degré" cache en fait à la fois le désir de ne pas être remis en question et celui d'une certaine distinction.
Lui : De la distinction, carrément ?
Moi : Bien sûr. Tout ce que je t'ai déjà dit sur l'humour comme arme d'exclusion est toujours valable, même encore plus lorsque l'on se tourne vers le soi-disant "second degré". La référence au second degré, ce n'est jamais qu'un signe de "bonne volonté culturelle", d'un désir de rapport savant à l'humour. Le cynisme, l'humour noir et le "politiquement incorrect" en font partie. C'est l'humour des dandys : la plus grande peur que l'on ait, c'est de passer pour un gros beauf. C'est pour ça que la critique de l'humour est aussi délicate : parce que les gens ont très peur de découvrir qu'ils ne rient pas des bonnes choses. Tu noteras d'ailleurs que l'on critique l'humour, les gens protestent moins parce que tu leur dit que leur blague tombe à plat que parce que tu leur dis que leur humour n'est pas le bon. C'est que ce qui est en jeu n'est jamais "est-ce que c'est drôle ou pas drôle" mais "est-ce que c'est drôle pour les bonnes raisons. L'appel au "second degré" est une manière de dire que l'on rit pour de bonnes raisons.
Lui : Et toi, alors, en disant tout ça, tu ne cherches pas à te distinguer ?
Moi : Si, bien sûr. Mais se distinguer, ce n'est pas mal en soi. Se servir de l'humour pour exclure non plus. Du moment que l'on sait qui on exclut, ou plutôt qui on sanctionne. Je suis d'une banalité sidérante en fait : "corriger par le rire", je ne suis pas le premier à le dire.
Lui : Et donc tu sais de quoi il est bon de rire ou de ne pas rire.
Moi : J'ai envie de te dire "comme tout le monde". Tout le monde a un avis là-dessus. Il est juste dommage de voir des gens pleurer dès qu'on critique leur humour, surtout s'ils crient à la censure et en appellent à la liberté d'expression. Car personne ne les empêche de faire des blagues de merde. Mais la liberté d'expression garantit aussi qu'on peut leur dire qu'ils ne sont pas drôles, et elle ne les dispense pas de réfléchir aux conséquences de leurs propos. Une fois de plus, avec l'humour, tu peux blesser : c'est une arme. Je ne peux pas t'obliger à ne pas rire de ce que je considère indigne, comme je ne peux pas t'empêcher de jouer au foot avec grenade. Je peux juste te dire "fais attention à ce que tu fais".
Lui : Mouais...
Moi : Bon, si ça, c'est réglé, je peux reprendre ma partie ?
Lui Ouais, ouais... Dis, je reviendrai à un moment donné ?
Moi : J'en sais rien. Si j'ai encore besoin d'une projection mentale d'un adversaire rhétorique pour faciliter mon écriture en reprenant des positions que j'ai pu avoir par le passé, je te fais signe, promis.
Lui : Cool.

Note : Une fois de plus, ce dialogue, bien qu'inspiré de faits réels, est fictif : je ne m'arrête jamais au milieu d'un boss.
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L'humour est une chose trop sérieuse...

Lui : Wah, hé, faut que je te montre un truc, tu vas trop te marrer. C'est un test dans le dernier Consoles +, c'est trop bon.
Moi : ...
Lui : Tu ris pas ?
Moi : Désolé, le sexisme, ça me fait pas franchement rire.
Lui : Wah, c'est bon, c'est de l'humour quoi. C'est pas sérieux.
Moi : C'est de l'humour, et alors ? C'est un prétexte pour diffuser des préjugés sans que l'on dise rien ?
Lui : 'Tain, t'es chiant. Hé, c'est Desproges qui avait raison : on peut rire de tout, mais pas avec n'importe qui !
Moi : Ah ? Donc tu assumes le fait que ton humour est un mécanisme d'exclusion sociale ?
Lui : Quoi ?
Moi : Bon, assieds-toi, ça va être long.

Lui : Pffff, avec des mecs comme toi, on peut rien dire de toutes façons.
Moi : C'est marrant ça quand même : tu me dis qu'on peut rire de tout, mais si visiblement, si on t'enlève une de tes cibles, on ne peut plus rire de rien. Pourtant, si on retire un élément à l'infini, ça ne fait pas rien. Même Chuck Norris sait ça.
Lui : Non, mais si on commence par un truc...
Moi : D'ailleurs, ce qui est aussi rigolo, c'est que alors que tu peux rire de tout et, je suppose, de tout le monde, tu choisis de rire précisément de certains groupes. Dans le cas présent, ce sont les femmes, mais plein de gens adoptent la même défense que la tienne pour bien d'autres minorités.
Lui : Mais tout le monde le fait, ça permet de se comprendre ! On le prend pas au sérieux. C'est de l'humour, c'est ça que tu veux pas comprendre.
Moi : Mais l'humour, c'est terriblement puissant. Dans leur livre Logiques de l'exclusion, Norbert Elias et John Scotson montrent par exemple que l'un des mécanismes les plus efficaces dont dispose une communauté pour tenir à l'écart les nouveaux venus, ce sont les ragots.
Lui : Ah ! Ça n'a rien à voir : les ragots et l'humour, c'est pas la même chose.
Moi : Et pourtant... Les deux fonctionnent sur le mode de l'anecdote : ils essayent de donner une image très concentrée du monde et, finalement, de dire une vérité. D'ailleurs, il n'est pas rare d'entendre dire "c'est drôle parce que c'est vrai !".
Lui : Ah oui ? Et qui dit ça ?
Moi : Homer Simpson par exemple, généralement après qu'un comique ait fait de subtiles blagues sur les différences entre les Blancs et les Noirs. Un bel exemple de conscience des mécanismes du stand-up et de beaucoup d'autres formes d'humour, et en même leur dénonciation.



Lui : C'est une référence scientifique ça ?
Moi : Au moins un exemple d'humour intelligent, qui dévoile les ressorts de cet humour qui vise certaines catégories. Pour que cet humour fonctionne, il est essentiel que l'on puisse diviser le monde entre eux et nous.
Lui : Mais arrête ! On fait aussi des blagues sur les mecs !
Moi : Oui, donc on divise bien le monde entre eux et nous, femmes et hommes, l'essentiel étant de savoir où on se place. On peut le faire avec d'autres catégories. Dans tous les cas, on suppose l'étrangeté de l'autre. Quand tu dis qu'on ne peut pas rire avec n'importe qui, c'est ça que tu dis finalement : tu choisis avec qui tu veux rire, et tu exclus les autres.
Lui : Oui, les gens qui ont pas d'humour. Il y a des femmes qui trouvent ça drôle.
Moi : Et donc tu t'autorises à dire aux autres qu'elles ne devraient pas se sentir blessées par ton humour ?
Lui : Bah oui, il faut pas se braquer.
Moi : Imagine que tu sois pauvre, tu vis dans la misère, et là, débarque un mec riche, un héritier, qui t'explique que, bon, quand même, faut pas commencer à te plaindre.
Lui : Je vois pas le rapport.
Moi : Et imagine maintenant qu'il t'amène à une fête avec tous ses copains aristocrates, tous nés avec une cuillère d'argent dans la bouche et des pampers en or. Et là, ils se mettent tous à se moquer de ces ouvriers qui sont vraiment trop cons quand même, et paresseux quand même. Toi, tu as vu ton père se lever tous les matins à l'aube pour aller trimer à l'usine, sans jamais se plaindre. Tu te sentirais bien ?
Lui : Mais c'est pas pareil...
Moi : Et pourquoi ? Si tous ces gens t'expliquaient que c'est de l'humour et que tu n'as pas à te sentir mal, tu le prendrais sûrement mal. Quand un dominant explique à un dominé comment il doit ressentir les choses, il ne fait qu'exercer sa domination. Dans le cas des hommes qui expliquent aux femmes ce que c'est que d'être une femme, on appelle ça du "mansplaining".
Lui : Et c'est pas ce que tu es en train de faire là ?
Moi : Humm... Non, je n'explique pas aux femmes comment elles doivent se sentir. Je te dis juste, à toi, que tu n'as pas à le faire. Et vu que je ne te dis pas comment vivre ta condition d'homme ou de classe sociale, non, décidément non.
Lui : Et les femmes qui rient, ce sont pas des femmes, c'est ça ?
Moi : Pas plus que celles qui ne rient pas. Alors pourquoi écouter les unes et pas les autres ? Surtout qu'il peut être assez difficile de ne pas rire justement : ne pas rire, c'est être sanctionné comme étant dépourvue d'humour, et finalement exclues...
Lui : Bon d'accord, mais c'est pas ça le problème au fond. Je t'ai dit : de toutes façons, on y croit pas à ces trucs, c'est de l'humour.
Moi : Tu crois que ça fait une différence ? Ce n'est pas moins blessant pour ceux que tu vises.
Lui : Mais là, on est entre mecs, ça ne blesse personne.
Moi : Donc revoilà l'exclusion sociale...
Lui : Mais c'est pas comme si j'allais discriminer les femmes après.
Moi : Tu crées juste les conditions pour.
Lui : Arrête un peu, c'est pas parce que tu fais des blagues sur les blondes que tu vas violer une nana en sortant.
Moi : Oh, au niveau individuel peut-être pas, mais tu entretiens et tu diffuses l'idée que les femmes sont fondamentalement différentes des hommes, sont comme ceci ou comme cela, et finalement sont inférieures aux hommes sur bien des plans.
Lui : Tu sais, quand on rit, on sait que c'est pas sérieux.
Moi : Tu crois ? Récemment, l'anthropologue Robert Lynch a fait une expérience amusante. Il a fait passer un questionnaire au public d'un spectacle de stand-up pour connaître leurs opinions politiques. Et puis il a mesuré à quelles blagues ils riaient, et s'ils riaient forts.
Lui : Il y a des gens qui ont rien à faire de leur vie...
Moi : Pourtant, les résultats sont intéressants, notamment face à une blague sexiste comme celles que tu affectionnes tant. Les gens qui ont les vues les plus traditionnalistes des rapports hommes-femmes, qui pensent que les hommes sont fait pour bosser pendant que bobonne reste à la maison, sont ceux qui rient le plus aux blagues sexistes.
Lui : Non, mais attends, c'est ça les trucs sur lesquels tu bosses toi ? Le mec découvre que les gens rient à des trucs où ils se retrouvent ? Mais c'est ça qu'est trop drôle en fait ! Putain de découverte !
Moi : Tu as raisons : on dit parfois que les sciences sociales se contentent de "stating the obvious", de constater ce qui est évident. Mais tu sais quoi ? Ce truc évident, ça fait cinq bonnes minutes que tu me dis que c'est faux...
Lui : Hein ?
Moi : Tu me dis que les gens ne croient pas à ce dont ils rient. Là, je te donne un élément qui va dans le sens contraire, et ça te semble évident. En fait, comme tout le monde, ça ne te semble évident qu'après coup. Comme quoi, "stating the obvious", c'est pas complètement inutile. Il y a même des super-héros pour ça.
Lui : Bon, si tu veux, mais moi, j'y crois pas à ces trucs.
Moi : Peut-être. Mais tu devrais alors te poser la question des gens avec qui tu rigoles... Et d'ailleurs, c'était ça que voulait dire Desproges à la base : il disait qu'il n'avait pas envie de rire avec quelqu'un comme Jean-Marie Le Pen...
C'est ça le sens du "on ne peut pas rire avec n'importe qui" (tu noteras d'ailleurs qu'il commence par "stating the obvious" lui-aussi). Tu as envie de rire avec Marine Le Pen ?
Lui : Moyennement.



Moi : Et ben voilà : en choisissant de qui ou quoi tu ris, tu choisis aussi avec qui tu ris. C'est pour cela que le choix est important : le rire, ça te situe socialement.
Lui : Tu veux dire que ça dit à quelle classe j'appartiens ?
Moi : Oui, mais pas seulement : ça dit aussi à quelle fractions de classes tu appartiens. Et ça dit surtout à quels groupes tu appartiens ou tu veux appartenir. Des groupes qui peuvent avoir des comportements politiques ou éthiques très précis. Et surtout, ça dit à quels groupes tu n'appartiens pas. Bourdieu disait "les goûts sont avant tout des dégoûts". C'est aussi vrai du rire.
Lui : Et tout ça, c'est pas de l'exclusion sociale ?
Moi : Si bien sûr. Mais l'exclusion sociale est une sanction. Il faut juste savoir pour quoi et à qui on l'applique. L'humour a un grand pouvoir, et un grand pouvoir implique de grandes responsabilités. Tu peux rire de tout, ça ne veut pas dire que tu peux le faire n'importe comment.
Lui : Et donc il y a des groupes protégés ? Genre les femmes, on peut pas en rire ?
Moi : Tu n'écoutes pas. Si ta blague est une sanction, pour qu'elle soit drôle, il faut accepter la norme qu'il y a derrière. Ta blague, elle fait rire parce qu'il y a le sexisme derrière, parce que celui qui t'écoute accepte l'idée que oui, quand même, les femmes, elles sont un peu comme ça. Si ce n'était pas le cas, tu pourrais faire une blague du genre "hé, toutes les femmes sont bleues à pois verts", et ça serait drôle.
Lui : Ben tu vois, c'est bien pour ça que c'est drôle.
Moi : Non, c'est juste déprimant de voir des gens qui se croient au top de l'humour parce qu'ils recyclent des blagues dont même l'almanach Vermot ne voudrait plus. Si on peut rire de tout, on devrait pourvoir rire d'autres choses que de blagues qui n'étaient déjà plus drôles il y a cinquante ans non ?
Lui : Pffff... c'est chiant tout ça. T'es chiant comme mec.
Moi : Je sais, je suis payé pour ça. Mais qu'est-ce que tu veux, comme le disait un autre grand homme, "l'humour est une chose trop sérieuse pour être laissé à des rigolos".
Lui : C'est qui qui dit ça ?
Moi : Marcel Gotlib
Lui : Qui ?
Moi : Ah, je crois que je viens de trouver la source de tous tes problèmes. Reste assis, on n'a pas fini...

Note : ce dialogue est évidemment fictif, bien qu'inspiré de nombreuses discussions réelles : personne n'est capable de m'écouter aussi longtemps.
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Lutte contre la prostitution, lutte contre le capitalisme

J'ai longtemps hésité à faire ce billet. En fait, cela fait deux bons mois que j'y réfléchis. Mais la violence des trolls sur le sujet m'avait jusqu'à présent retenu. Et puis, je me suis dit qu'il n'y avait pas de raisons de laisser les trolls gagner. Parce que c'est un thème où il est question de mondialisation, de mobilité, de migrations, d'économie et de capitalisme : bref, de tout ce qui fait mes thèmes de prédilection. Alors parlons un peu du débat sur la prostitution. Et sur sa place dans le capitalisme.

Ce qui m'intéresse donc dans ce débat n'est pas spécifiquement la question du genre comme on pourrait s'y attendre, mais bien celle de l'économie et du capitalisme, deux points d'entrée qui sont loin d'occuper une place secondaire dans le débat mais qui ne sont pas forcément bien mobilisés. Pour commencer, il faut s'intéresser à la façon dont se structure le débat et les positions qui s'affrontent. Je vais essayer de résumer cela de la façon la plus honnête possible.

Le premier camp, qui a reçu le soutien récent de la ministre la plus à même de peser sur ces questions, est celui des "abolitionnistes" - le terme est parfois contesté par certains au sein de leurs rangs, je l'utilise donc par facilité. Ceux qui se rattachent à cette position défendent une position simple : le sexe ne peut pas s'acheter. Par conséquent, ils demandent des mesures en cohérence avec cette norme, notamment la pénalisation des clients. La question n'est pas tant ou seulement la question de l'efficacité - les abolitionnistes ne se font pas forcément d'illusion sur la capacité de contrôler suffisamment la population pour éviter toute relation sexuelle tarifiée - mais bien d'affirmer que payer pour obtenir du sexe n'est pas acceptable.

En face d'eux, se trouvent les "réglementaristes" - là encore, l’appellation ne fait pas l'unanimité. Ceux-là pensent et défendent qu'il n'y a pas de raisons d'empêcher deux adultes consentant de définir dans les termes qui leur conviennent la nature de leur relation. C'est-à-dire que ce n'est pas à l'Etat de le faire. Et donc si des personnes en position de choisir, et ce point est capital, souhaitent avoir des relations sexuelles dans le cadre d'un échange d'argent, il n'y a pas de raison de les empêcher ou des les poursuivre pour cela. Comme pour les abolitionnistes, la question est bien celle d'une norme à affirmer : celle de la normalité du sexe, une activité pas plus honteuse qu'une autre, qui ne doit notamment pas servir à contrôler les comportements des femmes. En effet, l'utilisation du stigmate de la putain oblige les femmes à se conformer à une certain modèle et un certain comportement qui dépasse d'ailleurs le simple cadre du sexe.

Cela n'est pas toujours évident, notamment quand on rentre dans les textes les plus violents des abolitionnistes, mais les deux camps partagent un même souci des prostituées : aucun des deux ne se satisfait de la situation actuelle. Le camp réglementariste ne soutient pas qu'il ne faut rien faire et que les prostituées sont toutes heureuses. Comme les abolitionnistes, ceux qui se désignent parfois comme "pro-sexes" rejettent les situations où les prostituées sont en situation d'esclavage, et ils demandent tout autant une protection pour celles-ci. La question centrale qui sépare les deux est celle du choix. Pour les abolitionnistes, il n'est pas possible de faire le choix de se prostituer : les femmes qui s'y livrent (les hommes prostitués existent, mais sont minoritaires et ne changent pas grand chose à l'analyse) sont forcément contraintes, et tout achat de sexe est nécessairement une exploitation. Les réglementaristes rejettent cette idée considérant que la prostitution peut être un choix : elle ne l'est pas toujours, et pas nécessairement pour une majorité des prostituées, mais c'est la contrainte et non l'activité en elle-même qui pose problème.

On le voit : le débat se situe d'abord au niveau des principes et des valeurs, et sa radicalisation provient sans doute de cette guerre des dieux. La question serait en effet : est-il légitime ou non de faire commerce du sexe ? Chacune des deux positions que j'ai essayé de décrire va alors essayer de verser au débat des arguments se rattachant à des domaines et à des systèmes argumentatifs divers. On va par exemple discuter de ce qui serait le plus praticable ou qui défendrait le mieux les intérêts des prostituées. Les abolitionnistes vont mettre en avant les risques pour la santé des prostituées. Les réglementaristes insisteront sur ceux de la clandestinité. Ils définiront aussi, comme je l'ai précédemment évoqué, la prostitution comme un système qui ne se limite pas à l'échange d'un système sexuel, mais sert au contrôle des comportements des femmes par le stigmate de la putain. Les abolitionnistes vont eux décrire un "système prostitueur" où des hommes exploitent les femmes en les forçant à travailler tout en récupérant le produit de leur travail, sous forme financière pour les proxénètes et assimilés ou sous forme de pouvoir et de plaisir pour les clients. Beaucoup de choses s'écrivent et s'échangent sur les conséquences des politiques prônées par chacun des deux camps. Mon intention n'est pas de faire ici un catalogue des arguments, d'autant plus que j'en découvre encore régulièrement de nouveaux.

Je veux plutôt me concentrer sur un certain nombre d'arguments qui rapportent la prostitution au système économique, au néolibéralisme et au capitalisme. Ceux-ci proviennent essentiellement du camp des abolitionnistes, parmi lesquels certains invoquent le capitalisme comme étant à l'origine de la prostitution, la reconnaissance de celle-ci marquant un progrès de la marchandisation ou un élément important du système capitaliste. Dans ce cadre, les références à la mondialisation sont nombreuses : la prostitution se fait souvent par le déplacement soit des femmes, soit des clients (dans le cadre du tourisme sexuel). De ce fait, certains militants identifient leur lutte contre la prostitution à une lutte contre le capitalisme et la mondialisation. C'est cet argument que je voudrais traiter ici : est-ce que l'abolition de la prostitution peut se présenter contre une lutte contre le capitalisme ?

Le premier argument classiquement avancé dans cette stratégie argumentative est de dire que le capitalisme est à l'origine de la prostitution : parce qu'elle a produit de très fortes inégalités entre les pays et entre les individus, la mondialisation a mis en position de se prostituer ou d'être prostituée un nombre considérable de femmes. C'est notamment ce que défend Richard Poulin (voir ce texte par exemple). Les migrations internationales qui font une grande partie de la prostitution dans les pays développés comme la France seraient le produit des inégalités engendrées par la mondialisation, que ce soit parce que devenir prostituée est une solution économiquement séduisante pour des populations appauvries ou parce que la fragilisation des femmes les mets en position d'être réduite en esclavage sexuel.

Dans le même temps, d'autres migrations ont lieu : des femmes pauvres, frappées de plein fouet par les conséquences de la mondialisation et des politiques d'ajustement structurel de nombreux pays, partent pour les pays développés afin d'y assurer un service domestique, ménager ou de care, prenant soin des enfants ou des personnes âgés pour le compte de ménage plus fortunés. Certains auteurs parlent même de care drain en parallèle du brain drain, la bien connue fuite des cerveaux. Leur situation est très proche de celle des prostituées : elles aussi peuvent connaître l'esclavage et la traite et la question de leur capacité de choix est donc importante ; pour elles aussi, le genre est un élément clef : de la même façon que les femmes ont plus de "chances" que les hommes de se prostituer, elles ont aussi un "avantage" sur eux quand il s'agit d'occuper des emplois de services domestiques ; elles aussi exercent une activité qui est "normalement" fournie "à titre gratuit" dans le cadre du ménage ; et donc, elles aussi sont exploitées.

Et pourtant, personne ne va proposer d'abolir le travail domestique ou le travail de care. Les inégalités engendrées par la mondialisation sont bien à l'origine des migrations et de la traite. Mais que celles-ci débouchent sur de la prostitution n'est pas, à ce stade de l'analyse, une conséquence directe de la mondialisation. Et donc, à ce stade-là, l'abolition de la prostitution ne peut s'identifier à une lutte contre le capitalisme.

Mais au-delà des inégalités qu'ils génèrent, est-ce que la mondialisation et le capitalisme n'ont pas besoin de la prostitution ? Considérons-les donc moins comme un ensemble de politiques que comme un système intégré d'activités et de lieux à l'échelle globale visant à la production et à l'enrichissement d'une classe sociale - on reconnaîtra ici ma passion pour le travail de Saskia Sassen. Cette sociologue considère en effet les circuits de travail dans lesquels la main-d’œuvre circulent à l'échelle globale pour rendre le capitalisme possible. La question est alors de savoir dans quelle mesure les circuits prostitutionnels sont intégrés à l'économie, non plus comme un simple sous-produit ou conséquence des inégalités, mais bien comme un élément participant à la logique propre du système.

C'est nettement le cas pour ce qui est de l'industrie du sexe. Certains pays, confrontés à la nécessité de trouver le moyen de survivre dans une économie mondialisé, ont fait du sexe et de la prostitution un argument touristique d'une rare puissance. Cette activité est alors intégrée à un système qui est bien plus large que la seule vente de services sexuels : en dépendent des hôtels, des boîtes de nuit, des tour operators, etc. Bref, tout un secteur touristique qui fait que l'on peut parler d'industrie du sexe. Comme l'écrit l'économiste Lim Lin Lean :

Nous parlons d'industrie ou de secteur du sexe parce qu'il ne s'agit pas simplement d'acheteurs ou de vendeurs individuels ou d'employeurs en quête de main-d'oeuvre bon marché. La réalité crue est que le sexe commercial est devenu un "grand négoce" impliquant des structures de plus en plus organisées et un grand nombre d'intérêt établis, pas seulement les familles des prostituées qui comptent sur leurs gains ou les propriétaires, les gérants, les souteneurs et autres employés des établissements du sexe, mais aussi bien des personnes dans l'industrie des loisirs, du tourisme, des voyages.

De ce point de vue, on a bien une intégration de la prostitution en tant que système à l'économie capitaliste : pour ces pays, elle est pleinement intégré au fonctionnement général de leur économie.

Qu'en est-il ailleurs, et notamment dans ce que Sassen appelle les "villes globales", cette quarantaine de plateformes organisationnelles où se déploient l'essentiel de l'activité capitaliste ? La caractéristique de ces villes est notamment d'offrir tout ce dont les entreprises ont besoin pour assurer leurs activités. Elles sont donc au cœur des circuits internationaux du travail, et notamment ceux de travailleurs à bas salaires, lesquels sont de plus en plus féminins.

Il y a bien sûr de la prostitution dans des villes comme New-York, Londres, Mexico ou Paris. Mais il est difficile de voir en quoi elle participe à l'économie politique de ces villes globales. Elle enrichit sans doute des proxénètes, et contribue bien sûr à la domination masculine et à la satisfaction d'une classe dominante. Mais l'équilibre des villes globales ne dépend pas d'elle. Elle n'est pas un facteur d'attractivité, et les autres activités qui s'y déploient ne dépendent pas d'elle. C'est, autrement dit, une activité qui pourrait disparaître de ces villes sans que le capitalisme n'en soit affecté le moins du monde.

J'évoquais plus haut le travail de care assurée par les femmes immigrées. Selon Sassen, celui-ci est par contre complètement intégré au fonctionnement des villes globales : faire reposer ce travail sur des migrantes à bas salaires voire des esclaves (ou peu s'en faut) permet de dégager au maximum la main-d’œuvre des ménages qualifiés. La substitution de la main-d’œuvre immigrée et à bas salaires à celle de l'épouse pour ce qui est des activités d'entretien du ménage permet de libérer la femme diplômée pour la rendre disponible aux grandes entreprises qui ont besoin d'elle. La sexualité n'a a priori pas besoin d'une telle externalisation, et ce d'autant plus que le service sexuel dans le ménage n'est pas forcément substituable avec le service sexuel prostitutionnel (ou, pour le dire plus simplement, les individus ne considèrent pas forcément que coucher avec une prostituée est la même chose que de coucher avec une non-prostituée).

En un mot, ce qu'il ressort ici de l'analyse, c'est que la prostitution n'est pas en elle-même liée au capitalisme : elle ne l'est que dans certains contextes, lorsque se créent entre elles et d'autres activités des interdépendances systémiques. C'est dans ces cas-là que le service sexuel devient pleinement une marchandise, et ce quelle que soit la façon dont les individus impliqués dans la relation - client et prostituée - la vivent : l'échange devient sur-déterminés par le tissu d'intérêt qui existe autour de lui. En l'absence de ce contexte, la prostitution se déploie dans des conditions tout à fait différentes, à la fois débarrassé d'un certain nombre d'intérêts économiques mais aussi de l'intérêt de l'Etat. Cela ne veut pas dire, bien entendu, que la situation des prostituées est nécessairement meilleure d'un côté ou de l'autre. Sans une structure économique, il y a sans doute la place pour une prostitution plus libre, où les femmes ont une marge de manœuvre plus grande. Il y a aussi plus de place pour des formes d'esclavages très dures : la clandestinité de l'activité et le peu d'enjeux qui l'entoure profitent en premier lieu aux proxénètes qui peuvent maintenir leur victime dans un état de dépendance.

Comme la prostitution n'est pas univoque, la lutte contre la prostitution sous la forme d'une position abolitionniste ne l'est pas non plus. Pas plus, d'ailleurs, que la défense d'une réglementation de celle-ci. La position de l'une ou l'autre vis-à-vis du capitalisme dépend très largement de ce que l'on propose. Toute position abolitionniste n'est pas, par essence, anti-capitaliste, pas plus que toute position réglementariste n'est, par essence, néolibérale. Si la réglementation consiste à donner plus d'indépendance aux prostituées pour qu'elles travaillent en dehors des intérêts des industriels du sexe et des "parties prenantes", alors elle est sans doute anticapitaliste. Si l'abolition consiste à essayer de défaire les pressions des intérêts économiques qui s'exercent sur les prostituées, et notamment celles de la demande venue des classes dominantes globalisées, alors elle est aussi anti-capitaliste.

Je finirais ce billet en soulignant une chose : dans tout ce que j'ai dit, je n'ai donné aucun argument pour la prostitution. Ni aucun argument contre. La prostitution, même lorsqu'elle se trouve en dehors de la machine capitaliste, n'est pas forcément acceptable. Et elle n'est pas forcément inacceptable parce qu'elle participe au capitalisme. Les sciences sociales ne sont pas en mesure de trancher ce débat. Comme je l'ai dit au début, ce qui s'affronte ce sont d'abord des valeurs et des symboles. Clarifier les rapports avec l'économie, c'est tout ce que j'ai essayé de faire. Au vu de la façon dont j'ai commencé ce billet, on comprendra que je serais particulièrement vigilant quant aux commentaires.
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Sociologie du harcèlement dans les lieux publics

Suite au film d'une étudiante belge en cinéma, la question du "harcèlement de rue" a eu un petit succès médiatique la semaine dernière (un article parmi tant d'autres), particulièrement après la création d'un hashtag #harcelementderue sur Twitter. Qu'est-ce que le "harcèlement" ? Erving Goffman va nous aider à y voir plus clair (et va même nous donner des conseils de drague).

Il y a eu beaucoup de réactions à cette prise de parole d'un nombre important de femmes. Beaucoup sont d'une débilité crasse : "Pfff. Les nanas et leur #harcèlementderue. C'est comme tendre de la viande à un chien et lui dire non tu l'auras pas"... Certains, dans la même veine, ont prétendu que ce n'était que de la drague ou que les femmes étaient ou devaient se sentir flattées de cette attention. D'autres, enfin, ont essayé de relever des problèmes dans le documentaire et dans la démarche. Ces dernières remarques sont assez inégales, naviguant entre l'accusation systématique de racisme, dans une belle confusion entre le propos et ses récupérations possibles, et des remarques plus intéressantes. On en trouvera un exemple ici.

Une remarque intéressante est de noter que l'espace privé ou domestique demeure plus dangereux pour les femmes que l'espace public - terme que je préférerais ici à "rue". Cela, toutes les données en attestent. La question est alors de savoir ce que le harcèlement dans les lieux publics a de particulier, et pourquoi il est aussi problématique. C'est là que l'ami Erving intervient.

Dans le chapitre 6 de La mise en scène de la vie quotidienne, Goffman s'intéresse à ce qu'il appelle les "apparences normales". Son propos commence ainsi :

Les individus, humains ou animaux, manifestent deux modes fondamentaux d'activité. Ils vaquent à leurs occupations, paissant, digérant, contemplant, construisant, se reposant, jouant, élevant les enfants, se chargeant tranquillement et sans difficulté des affaires en cours. Ou bien, tout entiers mobilisés, leur attention déchaînée, alarmés, ils se tiennent prêt à attaquer, ou à se mettre en affût, ou à fuir.

Le passage d'un de ces modes d'activité - un mode "normal" et un mode "en alarme" - à l'autre se fait par le biais d'un signal d'alarme. Un cerf boit tranquillement dans un ruisseau. Soudain, un bruit de feuilles derrière lui : aussitôt, il relève la tête et soumet son environnement à une intense inspection, prêt à s'enfuir. Cela signifie que l'individu prête en permanence une attention à son environnement pour en percevoir les signaux de danger.

Cette attention porte sur ce que Goffman appelle plus loin l'Umwelt, à savoir la "sphère qui entoure l'individu à l'intérieur de laquelle se trouve de telles sources d'alarmes potentielles" ou "la région à l'entour d'où proviennent les signaux d'alarmes". On peut voir les choses ainsi : lorsque vous marchez dans la rue, avance avec vous une bulle qui englobe la zone à laquelle vous êtes sensible. Certains évènements dans cette bulle vont vous faire passer en mode "alarmé".

Lorsqu'une femme marche dans la rue, elle est donc entourée d'une bulle dans laquelle les apparences doivent être "normales". Car, précise Goffman, le passage à un état alarmé dépend de ce que le comportement des autres, sources de menaces potentielles, répond ou non à certaines attentes.

C'est ainsi que la fonction des petites civilités de la vie quotidienne peut être celle d'un système d'avertissement anticipé : les politesses conventionnelles sont perçues comme une pure convention, mais leur absence peut alarmer.

On comprend bien, du coup, ce qui se passe lors d'une interaction dans la rue. Lorsqu'elle se voit adresser une sollicitation, que ce soit un "hummmm charmante", un "joli petit cul" ou un "hé, tu veux pas me sucer ?", une femme passe en état alarmé : elle mobilise son attention sur la personne en question pour gérer la menace potentielle.

Mais l'état alarmé est un état épuisant : outre la concentration qu'il exige, il resserre soudainement l'umwelt sur la seule source de menace. Cela ne veut pas dire que l'individu oublie l'existence d'autres menaces potentielles. Au contraire. Celles-ci restent présentent à son esprit, mais sans qu'il soit possible de s'y intéresser. Autrement dit, c'est un moment de stress, même si, au final, la menace n'est pas réelle. C'est pour cela qu'un simple "charmante" est du harcèlement : il oblige soudain la personne à qui on s'adresse à concentrer son attention, et lui fait perdre la maîtrise de son environnement. Il n'y a pas besoin que le contenu de l'adresse soit lui-même une menace ("hé, la pute, tu me files ton 06 ?"), il suffit qu'il soit un "signal d'alarme", c'est-à-dire une rupture avec les apparences normales. Le bruit de feuille n'a pas besoin de cacher réellement un cougar pour que le cerf se sente menacé.

Alors on ne peut plus parler aux filles dans la rue, hein, c'est ça ? Et puis on peut pas draguer ? me répondront sûrement quelques lecteurs. Si vous faites parties de ceux-là, c'est que vous n'avez pas vu qu'il y a là un critère simple de distinction entre la drague et le harcèlement. Si vous souhaitez aborder une personne dans la rue, il vous faut, tout simplement, respecter les apparences normales, afin de ne pas apparaître comme une source d'alarme. Goffman considère "comme un fait central de l'existence que ceux qui pourraient alarmer quelqu'un par leurs agissements s'en préoccupent très souvent" : généralement, dans nos interactions avec les autres, nous cherchons à nous adapter à ce que les autres considèrent comme apparences normales. C'est ce que font les contrebandiers, voleurs, arnaqueurs... qui veulent réussir leur coup : marcher d'un air détaché, être poli, calme, etc. Il en va de même lorsque l'on aborde une personne : il faut lui donner les gages que l'on est pas une menace, à commencer par ne pas s'imposer à elle. Le respect des règles de politesse les plus élémentaires "bonjour, excusez-moi..." évitent que l'on vous considère comme une menace. Et vous évitez le harcèlement. Certes, cela ne fait pas de vous un type bien - tout cela ne peut cacher chez vous qu'un désir purement sexuel pour une "proie" - mais au moins, c'est plus vivable pour tout le monde.

Mais il y a un autre point intéressant chez Goffman : l'Umwelt d'un individu n'est pas donnée. Il est le produit d'un apprentissage et d'une situation sociale.

Ce qui fait qu'un précipice est simplement un précipice, c'est la compétence adaptative de l'homme et de l'animal à poser le pied sur un sentier étroit, que cette compétence provienne de la sélection naturelle, de l'apprentissage, ou de diverses combinaisons des deux.

Autrement dit, on apprend de quoi il faut se méfier, et la taille de l'Umwelt dépend largement de qui l'on est socialement. Et je voudrais faire ici l'hypothèse que l'Umwelt des femmes est plus grand que celui des hommes. Ceux-ci peuvent marcher dans la rue ou dans les espaces publics en prêtant finalement peu d'attention à ce qui les entoure. Les femmes sont habitués très tôt à avoir un champ de surveillance plus large, car les menaces sont pour elles plus nombreuses. On peut lire ce témoignage (extrait de ceci) pour s'en convaincre :

The following day, I attended a workshop about preventing gender violence, facilitated by Katz. There, he posed a question to all of the men in the room: "Men, what things do you do to protect yourself from being raped or sexually assaulted?"

Not one man, including myself, could quickly answer the question. Finally, one man raised his hand and said, "Nothing." Then Katz asked the women, "What things do you do to protect yourself from being raped or sexually assaulted?" Nearly all of the women in the room raised their hand. One by one, each woman testified:

"I don't make eye contact with men when I walk down the street," said one.
"I don't put my drink down at parties," said another.
"I use the buddy system when I go to parties."
"I cross the street when I see a group of guys walking in my direction."
"I use my keys as a potential weapon."
"I carry mace or pepper spray."
"I watch what I wear."

The women went on for several minutes, until their side of the blackboard was completely filled with responses. The men's side of the blackboard was blank. I was stunned. I had never heard a group of women say these things before. I thought about all of the women in my life -- including my mother, sister and girlfriend -- and realized that I had a lot to learn about gender.

Mais cet Umwelt est également variable avec les situations sociales où se trouve l'individu. Et, en particulier, il a souvent moins besoin que les apparences soient normales de son point de vue qu'il n'a besoin que l'on puisse lui fournir une explication de la normalité : si vous tournez au coin de la rue et tombez sur un tas de gens qui se battent, vous êtes alarmé, jusqu'au moment où un monsieur vient calmement vous expliquer qu'il s'agit d'une répétition pour le tournage d'un film. Comme l'écrit Goffman :

L'individu peut avoir besoin d'explications quand il cesse soudain de voir des apparences normales dans son Umwelt, et il n'est pas nécessaire que les justifications qu'il reçoit assimilent l'évènement alarmant à ces apparences normales ; il suffit qu'elles l’intègrent à toute apparence qui, réalisée et comprise, ne serait cause d'aucune alarme.

Or, dans l'espace public, il n'y a pas forcément quelqu'un qui ait le pouvoir de transformer la situation alarmante en situation normale : l'homme qui harcèle une femme aura bien du mal à requalifier la situation d'une façon qui lui soit favorable, pour que sa proie cesse de s'inquiéter. Il en va tout autrement dans d'autres situations, et en particulier dans le cadre domestique, intime ou plus généralement privé. L'agresseur aura alors plus facilement les ressources pour expliquer à sa victime que tout cela est normal. C'est ce qui ressort du Project Unbreakable, un ensemble de photo de victimes de viol qui présentent, sur des grands panneaux blancs, les paroles de leurs agresseurs (j'en reprends juste une ci-dessous, la plupart sont glaçantes).


Voilà, peut-être, la grande différence entre le harcèlement dans l'espace public et celui dans l'espace privé. Cependant, la normalisation peut se faire autrement : elle peut être le fait de ceux qui disent "c'est comme ça on y peut rien", requalifiant les situations vécues difficilement par les personnes comme de simples accidents de parcours dont il ne faudrait pas trop s'inquiéter. La première chose à faire, pour traiter le problème, est peut-être là : écouter et ne pas normaliser. Comme pour toute forme de harcèlement ou d'agression finalement.
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