Economie politique du geek

Mar_Lard a remis ça : un nouvel article pour souligner toutes les pratiques et tous les comportements sexistes qui pourrissent la culture geek. Travail impressionnant qui devrait, a minima, lancer une certaine réflexion. Comme précédemment, les réactions sont parfois... Bref. L'une d'elle, relativement courante, peut s'exprimer en des termes mesurés - comme ici par exemple : elle consiste à discuter de ce qu'est un geek, pour dire qu'au final, c'est pas moi, c'est les autres. Les informaticiens mettront ça sur le dos des gamers, et je connais des gamers PC qui mettent ça sur le dos des gamers consoles, lesquels disent que c'est seulement les Kévins de 14 ans qui jouent à Call of Duty... Bref. Ceux qui adoptent cette ligne de défense évoquent également parfois le fait que leur identité de geek a été blessée, qu'ils sont ou ont été victimes de discriminations, et n'hésitent pas à se comparer à des groupes historiquement oppressés comme les Noirs, les Juifs, les Arabes ou même les femmes. Il n'est du coup peut-être pas inutile d'essayer de penser un peu différemment ce que sont les geeks.

L'idée sous-jacente à la comparaison avec les minorités, c'est que les geeks sont un groupe occupant une place dans une structure sociale hiérarchique. Elle n'est pas fausse en soi, mais il faut alors rendre compte du système d'oppression en question. Par exemple, on peut montrer que les écoles américaines fonctionnent comme un "système de caste", et l'on peut effectivement y repérer des catégories dominantes (les cool kids et autres jocks) et des catégories dominées ou oppressées : parmi celles-ci, on trouve certes les geeks, mais également d'autres groupes en dessous, dorks et autres losers de toutes sortes. Je ne parle même de la position des femmes là-dedans, le plus souvent ramenées au rang de trophées que s'approprient les castes supérieures au détriment des castes inférieures.

Le problème est la transposition à la France ou, plus généralement, à tout univers social hors du système scolaire américain. Si l'école française n'est pas un univers de bisounours, le système de caste y est plus mou, moins organisé, et moins bien défini que le système américain. Nos racketteurs n'ont pas le nom de "bullies" et ne s'incarnent pas dans des représentations culturelles populaires. La popularité est importante, mais elle n'a pas d'institutions de mesure comme le bal de fin d'année, les year books, les rencontres sportives qui mobilisent toute la communauté extra-scolaire. Il y a des affrontements entre groupes, mais ceux-ci ont une hiérarchie moins formalisée : où placer exactement les gothiques et les metalleux ?

Et lorsque l'on sort du système scolaire, les choses sont encore plus délicates : de quelle oppression souffrent exactement les amateurs de jeux vidéo ou les défenseurs du logiciel libre ? Il est difficile de voir quels emplois on leur refuse, quelles positions sociales leur sont interdites, ou à quelle violence ils font face. Autant de choses que connaissent, pourtant, les minorités oppressés auxquelles certains voudraient se comparer. Peut-être s'attire-t-on parfois un regard un peu condescendant ou rigolard de certains. Depuis que j'ai repris Magic, je m'y confronte parfois. Et essayer d'expliquer Terry Pratchett à un collègue prof de français reste une expérience unique. Mais il est difficile de trouver ce que cela interdit aux individus.

Mais surtout définir ainsi les geeks revient à passer à côté de l'essentiel. Des pratiques culturelles dominées ou illégitimes, il y en a plein, et elles ne se limitent pas à celles de la culture geek. Les adeptes du tuning ou les amateurs de Plus Belle La Vie sont sans doute plus oppressés que le fan de Final Fantasy ou le libriste militant. Avouer une passion pour Justin Bieber a plus de chances de faire de vous un objet de moquerie, voire de vous exclure de certains cercles, que d'expliquer que vous passez vos nuits à coder. Au contraire, ce dernier point peut vous aider à rentrer dans une grande école ou à obtenir un emploi. C'est plus que douteux pour ce qui est d'un goût musical illégitime. De ce fait, définir les geeks simplement comme ceux qui ont des pratiques culturelles dominées est insuffisant : il faut tenir compte du contenu de ces pratiques. Et pour cela, il faut penser les geeks comme un mouvement culturel.

Des mouvements culturels, vous en connaissez : les impressionnistes, les préraphaélites, les sur-réalistes, le rock, le street-art, le punk, le dadaïsme... complétez la liste à votre guise. Il ne s'agit jamais simplement de groupes d'artistes partageant une identité commune, ni même simplement de groupes d'individus reconnus et se reconnaissant entre eux comme l'indiquent les définitions sociologiques les plus classiques. Ces groupes englobent également des spectateurs, des mécènes, des partisans divers - bref, ce sont des "mondes de l'art" au sens de Becker. Et ils ont un objectif : proposer, promouvoir ou imposer, selon leur degré d'ambition, un rapport spécifique aux productions culturelles. Il s'agit en effet à la fois d'imposer celles-ci comme "normales" ou légitimes et de faire naître chez ceux qui les produisent et surtout les consomment certaines dispositions et certains états - émotionnels, intellectuels, etc. - spécifiques. Les sur-réalistes, par exemple, ne se contentent pas d'exister dans leur coin : le groupe lui-même a pour but de produire la compréhension du sur-réalisme, et notamment les émotions qui s'y rattachent.

Cette définition est basique et mériterait d'être enrichie - en particulier en distinguant des mouvements culturels tournés vers l'extérieur et qui cherchent à s'étendre de mouvements culturels qui restent centrés sur eux-mêmes. Mais on peut comprendre qu'elle s'applique bien aux geeks. On peut caractériser ceux-ci par un rapport particulier à certaines productions culturelles : une façon de les consommer, de les appréhender et même de les sentir. Celle-ci n'est peut-être pas partagée par tous ceux qui se revendiquent geek, mais on peut gager qu'elle présente certaines spécificités qui permet de l'isoler par rapport à d'autres - on pourrait du coup tout aussi bien l'appeler "chaussette", mais gardons geek, c'est quand même plus pratique. Et surtout, l'engagement dans la promotion de ces pratiques va de pair avec la confrontation à certains problèmes communs - en particulier comment faire face à l'incompréhension et au regard des autres - qui fait naître à la fois culture et identité geek.

Si on s'en tient à ce que défend Samuel Archibald (qui participa, il fut un temps, à une émission radio séminale sur le sujet, comme quoi, hein), on peut faire remonter la forme particulière de consommation des geeks, la "culture participative" à Sherlock Holmes. Les fans de Conan Doyle se sont en effet caractérisés très tôt par un trait marquant : ils ne se contentent pas de recevoir l’œuvre du maître, mais cherchent à y participer. Ils protestent lorsque l'auteur tue son héros, et finissent par en obtenir le retour. Ils vont par la suite se mettre à produire des histoires complémentaires, une connaissance, un commentaire de l’œuvre qui vient à faire partie de celle-ci. La pratique des fan-fictions, l'engagement des geeks auprès des producteurs pour tenter d'influencer le contenu des produits, la distinction entre canon et non-canon : voilà déjà une caractéristique importante du mouvement culturel geek. Il est l'exemple le plus parfait, peut-être, de ce que l'on appelle les "cultures participatives".

On peut y ajouter cet autre point : les geeks s'intéressent à des produits issus des industries culturelles. Ils s'intéressent à la production de masse, à des objets reproductibles et reproduits, au merchandising, etc. : de Star Trek à Star Wars, de Conan le Barbare et autres pulps aux jeux vidéo, les produits consommés s'opposent à ceux de la culture légitime sur bien des points. Mais la spécificité des geeks est de ne pas s'arrêter là - Plus Belle La Vie est aussi un pur produit des industries culturelles. Les geeks appliquent à ces biens peu légitimes un mode de consommation savant. Ils sont collectionneurs, historiens, critiques, commentateurs. Ils trouvent dans certains de ces biens des qualités esthétiques et littéraires et, par leur lecture, essayent de les faire vivre, de les rendre manifestes à tous, et donc d'élever la valeur de ces produits.

En un mot, on peut caractériser les geeks par leur rapport aux biens des industries culturelles. Ils contribuent activement, par leur pouvoir d'élection, à en modifier et en élever la valeur. S'ils choisissent une série, un film, un comic, un jeu vidéo, un logiciel ou ce que vous voulez, ils ont le pouvoir d'en modifier le sens et donc la valeur. Et ce de façon très concrète : ce sont le prix des choses qui sont affectés. Si vous ne me croyez pas, regardez le prix de n'importe quel jouet Star Wars. Ou regardez comment ils peuvent donner de la valeur à Linux au point de faire exister un système d'exploitation gratuit contre les machines marketings les plus puissantes du monde.

Bref, définissons le geek par sa position économique, par son économie politique. En un mot, le mouvement geek accepte les principes de l'industrie, de la production de masse, de la reproductibilité des œuvres, du déclin de l'artisanat - ce mode de production où chaque objet est unique et sacré. Il déplace nettement le centre de gravité de l'économie vers le consommateur, désormais légitime à intervenir, y compris de façon très directe, dans la définition voire la conception du produit. En même temps, il cherche à subvertir ces principes en réinjectant de la singularité voire en questionnant la propriété, notamment intellectuelle. En un sens, le mouvement geek est travaillé par cette tension, et j'aurais presque envie de le définir au travers de celle-ci.

Mais voilà, les choses ne sont pas si simples. Aujourd'hui, le mouvement geek voit arriver de nouveaux adeptes. Et les réactions que cela provoque sont pour le moins étrange par rapport à son histoire et à ce qu'il est. Restons sur le cas des femmes. Certaines d'entre elles s'engagent dans la culture geek, et se mettent à faire ce que les geeks ont toujours fait : elles cherchent à participer à la définition des biens qu'elles consomment. Dans le monde des comics ou des jeux vidéo, elles questionnent les représentations et font valoir leur point de vue. Dans le monde des libristes, elles soulèvent également des problèmes divers de sexisme. L'article de Mar_Lard contient suffisamment d'éléments là-dessus. Elles s'engagent aussi massivement dans les fan-fictions, un moyen de réappropriation de contenus culturels qui portent la marque de leurs prédécesseurs masculins. Bref, je le répète, elles font ce que les geeks ont toujours fait : participer aux produits culturels qu'elles consomment.

Et là, d'un seul coup, ça coince. Les protestations s'élèvent. On leur reproche de vouloir changer des choses dans les œuvres qui pourtant n'ont jamais été à l'abri de la pression de leurs fans. Lorsque des fans modifient le premier Zelda pour permettre d'incarner Zelda plutôt que Link (même chose pour Super Mario Bros ou Donkey Kong), ils s'en trouvent certains pour protester au nom de la pureté de l'oeuvre originale qu'il ne faudrait surtout pas affecter. Pourtant le "Because if Miyamoto won't, we will" que l'on trouve dans l'article qui présente la démarche est un pur concentré de geekisme, tout comme le bidouillage.



On trouvera aussi quelques exemples de protestations sur ce forum par exemple - y compris un petit génie qui dit "Je me suis permis de modifier la Joconde, afin d'y intégrer le visage de ma douce. Léonard ne m'en voudra pas, c'est de l'amour..." en se croyant plein d'ironie (le pauvre, s'il savait). Un autre termine son message par "Et finalement n'est ce pas une façon de nier que le jeu vidéo est un art ?".

Et voilà donc le mouvement geek rattrapé à ce que Georg Simmel avait appelé "la tragédie de la culture". Adepte d'une philosophie vitaliste, Simmel souligne que la vie, la subjectivité de l'individu, ne cesse de vouloir échapper aux règles objectives de la société et de sa culture. Mais lorsque l'individu ne parvient à se libérer qu'en inventant de nouvelles règles, qui deviennent elles-mêmes objectives, créent une nouvelle culture, dont il faudra également se libérer. C'est donc une tragédie : nous ne nous libérons qu'en devenant à nouveau esclave. Le mouvement geek qui promouvait un rapport nouveau et libre aux biens culturels se cristallise face à ses nouveaux venus en un ensemble de règles et d'injonctions auxquelles il leur demande de se plier. Mouvement des exclus de la culture légitime, il en vient à définir lui-même une "culture geek légitime".

Revenons à notre point de départ. Décrire les geeks comme un mouvement culturel donne une toute autre vision de ce qui se passe. Celles et ceux qui, aujourd'hui, dénoncent le sexisme dans la culture geek ne cherchent ni à oppresser ses membres, ni à détruire cette culture. Ils et elles cherchent plutôt à se l'approprier, à se faire une place dans le mouvement, en fait à continuer le travail qu'il a commencé. Car c'est peut-être cela qui se perd le plus facilement de vue : ce que promeut le mouvement geek en terme d'acceptation et de participation à la culture. J'avoue que je me demande de plus en plus si les geeks sont bien dignes d'être des geeks.
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L'impolitesse du désespoir

Je n'ai pas d'humour. Voilà, comme ça, c'est dit. J'ai préféré préciser ce point d'entrée de jeu pour que les choses soient claires... Parce qu'on va me le reprocher, et parce que c'est aussi de ça dont je voudrais parler : de toutes ces situations où l'on reproche à l'autre de ne pas comprendre ou de ne pas vouloir comprendre que c'est de l'humour. De ces petites phrases simples que l'on lâche facilement : "c'est bon, c'est de l'humour", "c'est pas sérieux", "faut pas le prendre au premier degré", "mais personne n'y croit vraiment !", et toutes ces sortes de choses. Et comme je n'ai pas d'humour, je vais faire appel pour cela à quelqu'un qui en avait beaucoup : Erving Goffman.


Ce sont des petites remarques qu'il n'est pas rare d'entendre. Généralement, le contexte est le suivant : quelqu'un fait une blague qui, pour une raison ou une autre, blesse quelqu'un d'autre ou soulève chez celui-ci une certaine indignation ; ce dernier le fait savoir ; le premier réponds alors que ce n'est que de l'humour et que ce n'est pas important.

En tant qu'enseignant, j'y suis sans cesse confronté : des élèves qui se traitent de "pédé", "tarlouze", "sale arabe", "enculé", "pute", "pétasse", "fils de pute", "enculé de ta race", "bougnoule", j'en passe et des pas mûres, c'est malheureusement courant... Et lorsqu'on leur fait une remarque à ce propos, la réaction est toujours la même : grands yeux écarquillés, air étonné, "mais m'sieur, c'est une blague" ou "mais il sait que je rigole, hein que tu sais que je rigole, enculé ?". Cette réaction, on la retrouve aussi à tous les niveaux, entre adultes, chez les amuseurs professionnels, etc. Pour le 8 mars qui vient de passer, on en a vu, comme chaque année, de toutes sortes.

Le système de points de Martin Viderg, réutilisable tous les 8 mars

A chaque fois, l'idée est la même : les mots utilisés ne font pas sens pour les individus. Le fait de traiter quelqu'un d'enculé ou de dire à une femme "bon, t'es gentille, va me faire un sandwich" ne serait pas homophobe ou sexiste parce que les individus qui utilisent ces expressions et parfois celles qui les reçoivent n'y attacheraient pas d'importance. Cette légèreté, parfois rebaptisée "second degré", absoudrait tout caractère nuisible aux expressions, simples jeux de langage dont celui qui s'offusque échouerait simplement à percevoir la véritable signification. Et finalement, ce qui en vient à être revendiqué est toujours la même chose : le droit à faire des blagues qui visent certaines personnes ou certains groupes sans avoir à en être responsable - la liberté d'expression se transformant en obligation pour les autres de ne pas venir vous déranger.


En tant que sociologue, je ne peux pas rejeter l'idée que c'est le sens que donnent les individus aux mots qui compte, et je ne peux qu'être attentif aux appropriations et réappropriations des termes et des expressions. De la même façon que la violence dans les jeux vidéo n'est pas une adhésion à la violence, je peux envisager que le recours à des remarques sexistes ou racistes ne signifient pas une adhésion au racisme ou au sexisme. Mais je suis aussi attentif au fait que ce n'est pas les intentions des individus qui comptent, mais leurs actes, et les conséquences de ceux-ci. En matière d'humour, le geste critique de la sociologie ne peut être que de rappeler que celui-ci n'existe pas dans un mystérieux continuum situé hors de la société, mais au cœur d'interactions entre des individus des individus et des groupes.

Partons donc de là : qu'est-ce qu'une interaction et de quelle interaction parle-t-on ? Imaginons la situation suivante : vous marchez dans la rue, et sans le vouloir, vous écrasiez le pied d'une autre personne. Comment allez-vous réagir ? Le plus probable est que vous ressentiez de l'embarras. A priori, l'embarras peut sembler être une réaction à la fois émotionnelle et incontrôlée, et témoigner d'une erreur, d'une déviance, ou d'un problème. C'est là qu'intervient Erving Goffman : dans un des chapitres de ce grand livre qu'est Les rites d'interaction, il nous dit que rien n'est plus social et plus normal que l'embarras.

A quels moments sommes-nous embarrassés ? L'embarras prend toujours place dans une interaction : il intervient en fait lorsque quelque chose dans l'interaction ne se déroule pas selon le script prévu, lorsque les attentes que l'on avait placé dans l'interaction n'apparaissent pas réalisables. Lors d'une interaction, chacun intervient avec certaines prétentions, chacun essaye de "sauver la face" : vous voulez vous présenter sous un jour favorable, et généralement vous cherchez à protéger la représentation que l'autre a de lui-même. C'est à ces conditions qu'une interaction peut se dérouler de façon correcte. En marchant sur le pied d'un inconnu, vous affectez sa face : la douleur l'oblige à montrer des émotions, à sortir du rôle auquel il prétend. Mais c'est surtout votre face qui est touchée : vous pourriez passer pour quelqu'un d'agressif ou de peu soucieux des autres. Il y a alors différentes façons de reconstituer votre face et de défendre le cours de l'interaction. S'excuser ou être embarrassé en font partie. Partant de là, on comprends que l'embarras, loin d'être une faiblesse d'un individu, est "une partie normale de la vie sociale normale" :

A ce niveau, loin d'être une impulsion irrationnelle qui viendrait transpercer le comportement régulier socialement prescrit, fait partie intégrante de celui-ci. Les signes d'émoi sont un exemple extrême de ces actes, qui constituent une classe importante, ordinairement spontanés et néanmoins aussi attendus et obligatoires que s'ils étaient consciemment décidés.

Dans le cas de l'écraseur de pied, son embarras non seulement sauve sa face, mais en plus autorise sa victime involontaire à lui pardonner : inutile pour elle de rentrer dans une attitude de défi ou de violence, inutile qu'elle cherche à défendre son intégrité contre une agression extérieure. L'embarras s'inscrit dans un script social où nous ne faisons que jouer. Tant que nous nous en tenons à ce script, chacun peut vaquer à ses occupations sans que les autres ne représentent une menace pour lui : s'il y a une petite agression et que celle-ci s'inscrit d'emblée dans un scénario qui en élimine la charge destructrice pour le moi de chacun, elle est sans importance et peut facilement être ignorée. Autrement dit, l'embarras est l'un des signes normaux qui disent que ce qui vient de se passer n'a pas d'importance.

Vous l'aurez compris : c'est la même chose pour les blagues. Lorsqu'une blague affecte la face d'une personne, lorsqu'elle dévalorise l'identité à laquelle elle s'attache, en la renvoyant à une image qui lui déplaît, sa réaction va être de défendre sa face : répondant coup pour coup, il est fort probable qu'elle attaque celle du blagueur, lui reprochant d'être raciste ou sexiste ou, plus simplement, de manquer de considération envers les sentiments des autres. Si la blessure faite à l'autre est effectivement involontaire, et si véritablement l'enjeu est "sans importance", on pourrait s'attendre à ce que l'embarras soit une réaction logique à cette situation : une façon de maintenir l'interaction avec l'autre ou, tout au moins, de maintenir la paix dans les relations et sa propre face. Pourtant, c'est rarement la réaction qui domine.

En quoi consiste alors le "oh, c'est bon, c'est de l'humour" ou le "tu comprends pas le second degré ou quoi ?" qui est la défense si souvent utilisée dans ces cas-là ? Il ne s'agit pas seulement d'une tentative de sauver la face - "je ne suis pas raciste voyons". Il s'agit aussi d'une attaque contre la face de l'autre : après avoir détruit une première fois la représentation positive que l'autre essaye de donner de lui, vous en remettez une couche en détruisant une autre partie de cette face. Une double peine en quelque sorte : c'est un peu comme si, après avoir marché sur le pied de quelqu'un, vous lui donniez une gifle parce qu'il a crié de douleur. Se faisant, vous sacrifiez en fait l'interaction que vous pouvez avoir avec l'autre, et avec tous ceux qui peuvent soit partager son identité soit être d'accord avec son point de vue, pour le droit de faire une blague. Autrement dit, pour une chose qui censé être sans importance, vous êtes prêt à sacrifier des relations, des interactions, peut-être des amis...

C'est donc que c'est loin d'être sans importance : contrairement à ce qu'elle semble dire, la réaction "ce n'est que de l'humour, c'est pas grave" vient en fait défendre quelque chose d'extrêmement important, auquel les individus sont suffisamment attachés pour faire des sacrifices non négligeables en son nom. Quel est donc cette chose qui se cache derrière le droit à l'humour ? Goffman souligne que l'embarras intervient souvent dans des situations où les individus sont amenés à devoir combiner plusieurs rôles apparemment contradictoires. Pourquoi l'embarras est-il si courant à la machine à café ou dans l'ascenseur ? Parce que dans ces lieux, des individus qui ne sont pas égaux - la chef de service et le secrétaire, l'enseignant chercheur et l'étudiant de première année, le médecin chef et l'aide soignant - se retrouvent dans une situation où ils devraient être égaux. Incapables de choisir entre ces différents rôles, ils se montrent embarrassés ce qui les protège pour la suite :

En se montrant embarrassé de ne pouvoir choisir entre deux personnages, l'individu se réserve la possibilité d'être l'un ou l'autre à l'avenir. Il se peut qu'il sacrifie son rôle dans l'interaction présente, voire la rencontre, mais il démontre que, même s'il n'est pas en mesure de présenter maintenant un moi admissible et cohérent, il en est du moins troublé et tâchera de faire mieux une prochaine fois. [...] Dans tout système social, il est des points où les principes d'organisation entrent généralement en conflit. Plutôt que de laisser ce conflit s'exprimer au sein de la rencontre l'individu se place entre les deux termes de l'opposition.

Ce dernier point souligné par Goffman nous renseigne bien sur notre cas : on pourrait penser que l'on se trouve dans une telle situation, mais sans la réaction attendue à celle-ci. En effet, la revendication de ceux qui se disent blessés par un trait d'humour met aux prises deux principes normatifs de notre système social : la légitimité de la revendication à l'égalité et au respect de tous d'une part, la spécificité de certains, porteurs de stigmates - par leur sexe, leur couleur de peau, leur âge, leurs activités, leurs préférences, leurs comportements, leurs sexualités ou autre -, dont on peut se moquer. On peut trouver d'autres contradictions encore : entre la revendication de la liberté de tous et l'enfermement de certains dans des rôles prédéfinis par exemple. Mais ces contradictions ne mènent pas à l'embarras : certains n'ont que faire de protéger leur face auprès d'autres, ils n'ont aucun intérêt à cela parce qu'ils ne se sentent pas égaux avec eux et n'ont donc rien à protéger sur ce plan. Ils veulent se croire dans la situation du PDG qui, passant à la machine à café, est conscient qu'il peut couper la file sans le moindre signe de remord parce qu'il n'a pas à se prêter au jeu de l'égalité formelle. Autrement dit, ils estiment avoir droit à un privilège, et, en se retournant contre la face de ceux qui les questionnent, ils le défendent.

On dit que l'humour est la politesse du désespoir. Je pense que l'on peut ajouter que la revendication d'un droit à se moquer sans être responsable de ses actes est, quant à elle, l'impolitesse du désespoir : impolitesse parce qu'il s'agit bien de s'attaquer à l'autre plutôt que de maintenir l'interaction, désespoir parce qu'elle intervient chez des individus qui sentent que les privilèges qui ont été les leurs pendant longtemps sont désormais remis en question. J'ai déjà eu cette réaction : "ah mais écoute, si on peut plus faire des blagues sur les femmes, ce sera quoi après ? On pourra plus faire des blagues sur les noirs, les écossais, les belges...". On entend aussi régulièrement cette défense : "mais on fait des blagues sur tout le monde !". Sauf que lorsqu'une blague commence par "un type rentre dans un bar...", tout le monde sait que même si le type est un homme blanc - du moins, c'est ainsi que vous l'avez imaginé spontanément en lisant "un type rentre dans un bar" -, ce ne sont pas les hommes blancs qui sont visés... Sauf que tout le monde a fait l'expérience de blagues blessantes, et que ce que l'on revendique donc est un droit à blesser. Un privilège. Ni plus ni moins.



Cette analyse ne se limite pas à l'humour. Il n'est pas rare que l'on s'entende dire que certains changements sont superflus pour les mêmes raisons, parce que les choses sur lesquelles ils portent ne feraient pas sens pour les individus : pourquoi abandonner l'utilisation de "mademoiselle" alors que les gens n'y font pas attention ? Pourquoi changer le nom des écoles maternelles, alors que, voyons, le soin des enfant est également réparti dans le couple ? (Hein ? Comment ça, ce n'est pas le cas, et le plus gros revient encore aux femmes ? Vous êtes sûrs ?) Seulement voilà : il y a des gens qui sont prêts à se battre pour que ces choses-là ne changent pas : il faut donc croire qu'elles ne sont pas à ce point sans importance. On peut quand même se demander pourquoi les forces les plus conservatrices se liguent soudain contre ces changements... Un autre prétexte est souvent qu'il y a des choses "plus urgentes à faire" : pourquoi alors refuser des petits changements simples et peu coûteux, en perdant beaucoup de temps à lutter contre ? Une fois de plus, si tout cela est sans importance, la réaction ne devrait pas être de détruire la face de l'autre... Toutes les protestations ressemblent au final à celle-ci : on commence par dire que ce n'est pas grave, que c'est sans importance, qu'il y a plus urgent... pour au final expliquer que "l'équité ne passe pas par l'égalité arithmétique" (je soupçonne l'auteur en question d'avoir eu son diplôme de philosophie en lisant le rapport Minc...). Autrement dit, il ne faudrait quand même pas dire qu'une société juste passerait par une égale liberté des individus à être ce qu'ils veulent, il faut quand même que les hommes restent des mecs, les femmes des gonzesses, et qu'on ne confonde pas. Comme toujours, ce que l'on dit sans importance a en fait suffisamment d'importance pour que l'on passe du temps à le défendre.

L'analyse que je propose ici n'est pas en soi normative : elle se borne à remarquer que les gens défendent quelque chose quoiqu'ils en disent, et que ce quelque chose est un droit à objectiver les autres et à leur imposer ce qu'ils sont. Vous pouvez encore vous dire que, après tout, l'humour vaut bien la peine que certains soient blessés. Je vous inviterais alors à vous poser cette question toute philosophique : qui est le plus grand adversaire de Batman ?


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