L'expérience de la boîte

Dans le dernier billet, au milieu de mon énervement - pour lequel je ne m'excuserais que lorsque sera reconnue l'indécence des attaques contre le genre - j'ai proposé ma traduction de l'expérience de la boîte qu'utilise Michael Schawble dans son introduction à la sociologie The Sociologically Exmanined Life (j'ai une passion coupable pour les introductions à la sociologie, j'en fais la collection). Je me suis dit qu'elle méritait peut-être deux ou trois explications pour ceux qui voudraient en faire usage auprès de leurs proches. Je complète donc ici l'argumentaire qu'elle recouvre.

Pour faire l'expérience que je vais décrire, nous aurions besoin d'une paire de nouveau-nés, des vrais jumeaux. Nous aurions aussi besoin d'une grande boîte dans laquelle un des jumeaux pourrait vivre sans aucun contact avec un autre être humain. La boîte devrait être telle qu'elle lui fournirait à boire et à manger, et évacuerait les restes, de façon mécanique. Elle devrait aussi être opaque et isolée, de telle sorte qu'il ne puisse y avoir d'interactions au travers de ses parois.
L'expérience est simple : un des enfants est élevé normalement et l'autre est mis dans la boîte. Au bout de dix-huit ans, on ouvre la boîte et on compare les deux enfants pour voir s'il y a quelques différences entre eux. S'il y en a, nous pourrons conclure que grandir avec d'autres personnes a son importance. Si les deux enfants sont les mêmes au bout de dix-huit ans, il nous faudra conclure que la socialisation (ce que l'on apprend en étant avec d'autres personnes) n'a que peu d'importance et que la personnalité est génétiquement programmée.
Vous vous dites sans doute « Bien sûr que la socialisation fait une différence ! Il n'y a pas besoin d'élever un enfant dans une boîte pour prouver cela ! ». Mais il y a beaucoup de gens qui disent que ce qu'une personne devient dépend de ses gênes. Si c'est vrai, alors cela ne devrait pas avoir d'importance qu'un enfant soit élevé dans une boîte. Son patrimoine génétique devrait faire de l'enfant ce qu'il ou elle est destiné(e) à être, que ce soit à l'intérieur ou à l'extérieur de la boîte. [Note : cette traduction est la mienne. Traduire étant un vrai métier, il y a sans doute des imperfections]

Cette expérience, on l'aura compris, est une expérience de pensée : elle n'a jamais été vraiment menée. Il y aura toujours quelqu'un pour protester à ce propos. Pourtant, les expériences de pensée sont courantes dans toutes les sciences : Galilée n'a jamais jeté d'objets depuis la tour de Pise, mais il a montré que si on suivait les connaissances de son temps, on arrivait à un résultat absurde - les objets attachés devant à la fois tomber plus vite et moins vite ; Einstein n'a jamais pris l'ascenseur vers l'espace il n'en base pas moins une partie de son raisonnement sur ce qui s'y passerait ; Schrödinger n'a jamais enfermé de chat dans une boîte, cette situation célèbre lui servant juste à montrer les impasses de certains raisonnements de la physique quantique.

L'expérience de la boîte est de cette nature : elle nous met en garde contre des erreurs de raisonnement qui sont, autrement, courantes. Il est facile de se laisser aller à dire que c'est notre "nature" ou nos gènes qui font que nous faisons ceci ou cela. Il est facile de se dire que l'on est né ainsi. En confrontant chacune de ces idées à l'expérience de la boîte, nous nous confrontons à un problème, et nous sommes donc obligé d'aller chercher de meilleures réponses.

Prenons un exemple : de nombreux parents constatent que leurs filles et leurs garçons se comportent différemment, et cela alors même qu'ils pensent leur donner la même éducation, voire même alors qu'ils découragent leurs filles de porter du rose. Ils en concluent alors qu'il y a du "naturel" là-dessous. Mais si on confronte cela à l'expérience de la boîte, on se rend compte qu'il y a un problème : si c'était le cas, on devrait pouvoir imaginer qu'un femme sortant de la boîte au bout de 18 ans se jette sur les jupes roses de princesse... Et cela nous semble ridicule. On peut alors prendre conscience que les enfants ne sont, justement, pas élevés dans une boîte constituée par leur parent ou leur famille : ils sont soumis à énormément d'influence, des médias, de l'école, des amis, etc. D'ailleurs, on devrait se souvenir que, même dans les éducations les plus égalitaires, le sexe de l'enfant lui est proposé comme première identité : "tu es une fille", "tu es un garçon"... On ne devrait pas s'étonner qu'à partir de cette simple information, l'enfant soit plus sensible à ce que d'autres lui diront être "pour les filles" ou "pour les garçons", ni qu'en arrivant à l'école, dans ce monde inconnu et étrange, il cherche d'abord la compagnie de ceux qui se sont vus donnés la même identité que lui.

Prenons un autre exemple : je suis hétérosexuel. D'aussi loin que je me souvienne, je l'ai toujours été. Il m'est même impossible de me souvenir du moment où je me suis rendu compte que j'étais hétérosexuel. Peut-être que je peux retrouver le moment où je me suis senti pour la première fois attiré sexuellement par une femme - et encore, je dois dire que je n'en garde pas trace dans ma mémoire. Mais, visiblement, cela ne m'a pas choqué plus que ça : ça allait de soi. Il me serait donc facile de conclure que je suis né comme ça. Et je pourrais même aller jusqu'à penser que, puisque d'autres se souviennent du moment où ils ont pris conscience de leur homosexualité, puisque cette prise de conscience a été pour eux un choc, une rupture dans leur biographie, c'est que leur homosexualité n'est peut être pas si naturelle que ça. Une étrangeté, une maladie peut-être...

Mais, voilà, je peux confronter mon hétérosexualité à l'expérience de la boîte. Supposons qu'à 18 ans, on me sorte de la boîte et que l'on me mette en présence d'un humain de sexe féminin : quelle serait ma réaction ? Aurais-je immédiatement envie d'avoir des relations sexuelles avec elle ? Il apparaît clairement que non. Je ressentirais sans doute de la peur ou de l'incompréhension face à cet être étrange. S'il m'est donné d'examiner son corps, je constaterais des différences avec le mien : est-ce que j'y réagirais par du désir ? Cela semble peu probable.

Je peux alors comprendre que mon hétérosexualité demande beaucoup d'apprentissages, et que ceux-ci se passent hors de mon corps, et donc hors de la boîte : il faut que j'ai appris qu'il existait des individus mâles et femelles, il faut que j'ai appris à classer le monde en deux catégories - les hommes et les femmes - et que j'ai appris à les reconnaître. En effet, imaginons que, sortant de la boîte, je ressente un émoi sexuel devant une autre personne. Je vais attribuer cet émoi à cette personne en tant que singularité. Je n'ai aucune raison a priori d'attribuer cet émoi à une caractéristique abstraite de cette personne comme son sexe plutôt qu'à sa singularité - ou à toute autre caractéristique : après tout, c'est peut-être la couleur de ses cheveux ou la forme de ses yeux qui fait naître en moi cette sensation. Pour que je sois capable d'attribuer cette sensation au sexe de l'autre, ce qui revient à passer de l'idée de "je suis excité par cette personne" à "je suis excité par les personnes de ce sexe", il faut qu'existe au préalable en moi la connaissance de la diversité des caractéristiques physiques et le sentiment que c'est bien celle-ci qui importe. Autant de choses que je ne peux connaître en sortant de la boîte : je dois les avoir apprises.

Ce type de raisonnement est ce qu'Howard Becker appelle de "l'induction analytique" : il s'agit de reconstituer le processus nécessaire pour arriver à un résultat donné. La situation est en outre proche du cas qu'il prend en exemple, et qu'il emprunte à un travail classique de Lindesmith : pourquoi certaines personnes qui se voient administrés des opiacés ne deviennent-elles pas toxicomanes ? Parce que ces substances leur sont administrés dans un cadre médical, pour les soulager de leur douleur, sans qu'ils en soient conscients. Ils développent bien, au plan physique, les symptômes du manque - maux de tête, nez qui coule, souffrances diverses, etc. - mais ne les interprètent pas comme un signe de manque de drogue mais comme les symptômes d'une maladie, d'un état de fatigue ou autre. Et donc, ils ne deviennent pas toxicomanes, c'est-à-dire n'adoptent pas les comportements d'un toxicomane, à commencer par la recherche de drogue, et encore moins l'identité de celui-ci. Ce qui leur manque pour devenir toxicomane, c'est l'apprentissage d'un rôle et d'une technique : savoir reconnaître les effets de la drogue, savoir comment les interpréter, savoir comment se procurer une dose, construire son identité autour de la drogue.

Notons bien ce point : un état physique réel ne décide pas seul d'un comportement social. Tout dépend du contexte dans lequel il intervient et donc de la façon dont l'individu va interpréter les signaux de son propre corps. Cela devrait être clair pour toutes les personnes qui ont un jour dit "c'est marrant, la téquila, ça me fait pas du tout d'effet" avant de se réveiller avec un gros trou noir dans la tête et beaucoup de choses embarrassantes sur Facebook. C'est qu'il faut aussi apprendre à reconnaître les symptômes de l'alcool... De la même façon qu'il apprendre à reconnaître et interpréter les situations d'excitation sexuelle. De ce point de vue, les catégories "hétérosexuel/homosexuel" fournissent un cadre cognitif que nous mobilisons au moment de notre apprentissage des choses de la vie et de l'amour et par rapport auquel nous sommes sommés de nous situer. Il est donc extérieur à nous, extérieur à la boîte, et deux individus pourraient bien avoir les mêmes émois que ceux-ci n'auraient pas les mêmes effets sur leurs comportements selon qu'ils se trouvent à l'intérieur ou à l'extérieur de la boîte. Et si une confirmation était encore nécessaire, il suffirait noter que ce cadre a connu des variations historiques : dans l'antiquité romaine, le cadre cognitif mobilisé était très différent, la catégorie "hétérosexuel", comprise comme un comportement sexuel uniquement tournée vers l'autre pôle de la partition homme/femme, est une invention finalement assez récente...

Soyons clair : l'expérience de la boîte ne dit pas qu'il n'y a pas une condition humaine biologique particulière. Par exemple, la capacité à apprendre un langage est instinctive. Mais elle souligne que ces données n'existent et ne prennent sens que dans un contexte social particulier. D'ailleurs, dans les cas où des enfants ont pu être élevé dans une situation proche de celle de l'expérience, la conclusion montre qu'une capacité "biologique" comme l'apprentissage du langage disparaît si elle ne rencontre pas les expériences sociales adéquates - et en fait, le plus probable est qu'un individu soumis à un tel régime meurt... et sa biologie n'y peut pas grand chose. En fait, notre condition biologique définit sans doute simplement notre capacité à bénéficier des apprentissages sociaux : la nature de l'homme, c'est d'apprendre.

De là, on pourrait en venir à conclure que, finalement, nature et culture vont de pair, qu'il faut croiser les deux, qu'en toute chose, il faut être mesuré, et que finalement, on conviendra bien que, bon, d'une façon ou d'une autre, ok, si ça vous amuse, il y a de l'apprentissage, mais quand même, c'est un petit biologique, n'est-ce pas, allez, on est tous d'accord. Et au moment où vous arriverez à cette conclusion, vous m'entendrez vous répondre "non". Certes, l'expérience de la boîte ne permets pas d'exclure totalement une influence biologique sur nos comportements. Mais elle rappelle aussi qu'il n'y a aucune raison de l'inclure a priori. L'influence de données biologiques, génétiques ou autres sur le comportement ne va jamais de soi. Le viol est avant tout un comportement masculin, et ceux dans toutes les sociétés ? Certes, mais l'expérience de la boîte nous permet de comprendre qu'il n'est pas nécessaire d'attribuer cela à une donnée biologique chez les individus de sexe masculin. Ce n'est pas impossible, mais si vous voulez défendre cette idée, il va falloir de très sérieux arguments. Il va falloir expliquer très précisément ce qui joue, pourquoi, comment. Autrement, armé du bon vieux rasoir d'Ockham, on se passera d'une variable supplémentaire et vaine... Et dans tous les cas, on ne l'acceptera pas parce que "ça doit bien jouer quand même".
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J'enseigne le genre. Et je continuerai à le faire.

Ce sera un billet énervé. Très énervé. Fatigué aussi. Fatigué d'entendre des ignares et des incompétents baver de haine sur quelque chose qu'ils ne connaissent pas. Enervé de voir qu'on les laisse faire et que, pire encore, on leur donne raison. Enervé d'apprendre que je fais le mal. Enervé de voir que l'on laisse des mouvements religieux dicter la forme du débat public, surtout en matière d'éducation. Enervé de voir que la laïcité, c'est bon pour les autres, et qu'on peut envoyer paître la science et la connaissance par lâcheté politique et ignorance. Car depuis des années, j'enseigne ce contre quoi aussi bien la Manif de la haine que Vincent Peillon luttent désormais, dans une alliance que l'on voudrait improbable mais qui n'est que celle de la peur. J'enseigne le genre. Et je continuerais à le faire.

Pourquoi j'enseigne le genre

J'enseigne le genre parce que c'est ce que mon programme de Sciences économiques et sociales me demande de faire, n'en déplaise à Vincent Peillon qui double son ignorance crasse des sciences sociales - déjà étonnante pour un philosophe de profession... - d'une méconnaissance absolue de ce qui se passe dans l'administration dont il est le ministre. Voici ce que dit le programme de première de Sciences économiques et sociales :

On étudiera les processus par lesquels l'enfant construit sa personnalité par l'intériorisation/ incorporation de manières de penser et d'agir socialement situées. On s'interrogera sur les effets possiblement contradictoires de l'action des différentes instances de socialisation (famille, école, groupe des pairs, média). On mettra aussi en évidence les variations des processus de socialisation en fonction des milieux sociaux et du genre, en insistant plus particulièrement sur la construction sociale des rôles associés au sexe.

De quelque façon qu'on le prenne, "la construction sociale des rôles associés au sexe", c'est le genre. Toute l'idée est là, même si la notion n'est pas mobilisée, sans doute pour éviter aux imbéciles de venir s'exciter à nouveau sur l'enseignement de SES. C'est après tout aussi pour cette raison que le chapitre sur la déviance ne comporte pas la notion de "carrière délinquante" qui reste pourtant incontournable.

J'enseigne le genre parce que c'est un fait. Pas une théorie. Pas une position philosophique. Pas un choix politique. Le genre existe, que cela vous plaise ou non. Si vous pensez qu'il n'existe pas, c'est que vous êtes un crétin. Si vous pensez qu'il n'existe pas, c'est que que vous avez besoin de regarder les parties génitales d'une personne pour savoir s'il faut lui dire "monsieur" ou "madame". Si vous pensez qu'il n'existe pas, c'est que vous pensez que quand on dit "cette tenue est féminine", on dit qu'une jupe a des chromosomes XX. Si vous pensez que le genre n'existe pas, c'est que vous avez un niveau inférieur à celui de mes élèves.

J'enseigne le genre parce que n'importe qui de bonne foi comprends très bien l'expérience de la boîte. C'est avec elle que je commence mon cours sur la socialisation. Je l'ai emprunté à Michael Schawlbe dans son bouquin The Sociologically Examined Life dont j'ai dû traduire l'extrait :

Pour faire l'expérience que je vais décrire, nous aurions besoin d'une paire de nouveau-nés, des vrais jumeaux. Nous aurions aussi besoin d'une grande boîte dans laquelle un des jumeaux pourrait vivre sans aucun contact avec un autre être humain. La boîte devrait être telle qu'elle lui fournirait à boire et à manger, et évacuerait les restes, de façon mécanique. Elle devrait aussi être opaque et isolée, de telle sorte qu'il ne puisse y avoir d'interactions au travers de ses parois.
L'expérience est simple : un des enfants est élevé normalement et l'autre est mis dans la boîte. Au bout de dix-huit ans, on ouvre la boîte et on compare les deux enfants pour voir s'il y a quelques différences entre eux. S'il y en a, nous pourrons conclure que grandir avec d'autres personnes a son importance. Si les deux enfants sont les mêmes au bout de dix-huit ans, il nous faudra conclure que la socialisation (ce que l'on apprend en étant avec d'autres personnes) n'a que peu d'importance et que la personnalité est génétiquement programmée.
Vous vous dites sans doute « Bien sûr que la socialisation fait une différence ! Il n'y a pas besoin d'élever un enfant dans une boîte pour prouver cela ! ». Mais il y a beaucoup de gens qui disent que ce qu'une personne devient dépend de ses gènes. Si c'est vrai, alors cela ne devrait pas avoir d'importance qu'un enfant soit élevé dans une boîte. Son patrimoine génétique devrait faire de l'enfant ce qu'il ou elle est destiné(e) à être, que ce soit à l'intérieur ou à l'extérieur de la boîte.

Cette expérience de pensée, comme toute science, à commencer par la physique, en utilise souvent pour montrer l'absurdité de certains raisonnements, nous dit ce qu'il y a à savoir du genre : qui, à part un idiot ou un membre de la Manif de la Haine, aurait le culot de dire qu'après avoir été élevé dans une boîte, un individu de sexe féminin saurait spontanément élever un enfant et choisirait naturellement la couleur rose pour s'habiller ? Qui pourrait prétendre que, élevé dans de telles conditions, un individu serait capable d'exprimer une préférence sexuelle pour l'un ou l'autre sexe ?

Enfin, et peut-être surtout, j'enseigne le genre parce que mes élèves en ont besoin. Ils ont un droit à connaître les avancées de la recherche sociologique et plus généralement scientifique. Ils ont un droit à se confronter aux problèmes qu'elle pose. Ils ont besoin de s'interroger sur les modèles qu'on leur propose. Ils sont toujours prêts à lancer la "guerre des sexes" dans la classe, à dire "les filles, c'est comme ça, les garçons, comme ci". Et ils ont besoin qu'on leur montre la violence qu'il y a dans ces prises de position. Lorsque je leur demande "Messieurs, quels précautions prenez-vous pour ne pas vous faire violer lorsque vous sortez le soir ? Et vous, mesdames ?", lorsque je leur demande encore "Messieurs, pouvez-vous imaginer une situation où vous seriez obligé de tuer pour montrer que vous êtes un homme ? Et vous mesdames, une situation où vous seriez obligé de tuer pour montrer que vous êtes une femme ?", ils ont besoin qu'on leur soulève le problème. Ils en feront ce qu'ils voudront. Mais certains y réfléchiront. Et c'est cela l'enseignement.

Aux complices des attaques néo-réationnaires

J'avais décrit, en 2011, la logique des attaques néo-réactionnaires. J'ai joué les Cassandre : les faits sont là, tout s'est passé comme je l'avais décrit. La stratégie est là : on dévalorise d'abord ce que l'on espère détruire, pour qu'il n'y ait plus personne pour le défendre lorsque l'on voudra passer à l'action.

Ici, on attaque évidemment la science. Mais attention, on n'attaque pas la science parce que celle-ci serait porteuse de certitudes trop ancrées, on n'attaque pas la dimension prométhéenne de la science. Non : on attaque précisément la science pour ce qu'elle est porteuse de doute. La notion de genre, l'identification d'une dimension relationnelle distincte de l'ordre biologique, impose en effet à chacun de réfléchir : elle ne nous apporte pas de solution, mais elle nous fait problème. Car oui, parler de genre pose problème : cela remet en cause notre allant-de-soi, cela nous oblige à réinterroger notre rapport au monde et aux autres, cela nous oblige à nous poser de nouvelles questions. Et nous nous rendons souvent compte que nous n'avons pas la réponse à ces questions. Lorsque l'on montre l'existence des inégalités de genre, on ôte la possibilité de les justifier par une nature biologique, éternelle ou divine. Il faut alors répondre à la question politique suivante : "qu'est-ce qui justifie que ce soit les femmes qui prennent en charge l'essentiel des tâches ménagères ? comment peut-on fonder en raison cette situation ?" Et nous découvrons alors que nous n'avons rien dans notre pensée politique moderne pour justifier cela. C'est cela qui fait peur aux néoconservateurs qui luttent contre l'idée même du genre : ils savent que celui-ci pose des questions politiques auxquelles ils sont incapables de répondre. De la même façon que, en un autre temps, l'idée que l'être humain a des ancêtres communs avec d'autres primates avait laissé d'autres conservateurs démunis. Ce sont d'ailleurs les mêmes qui rejettent le genre. Le combat d'aujourd'hui n'est pas différent de celui d'hier. Ce qui est insupportable pour les réactionnaires, ce ne sont pas les certitudes de la science : ce sont les doutes qu'elle fait naître.

Mais ces réactionnaires utilisent des armes empruntés à l'adversaire. Ils transforment les gender studies, un champ de recherche riches de milliers de travaux dans des disciplines diverses, en une "théorie du genre" unique et sur laquelle ils mentent éhontément. Comme d'autres ont transformé l'évolution en "théorie de l'évolution" pour mieux dire "ce n'est qu'une théorie, on n'est pas sûr". Or l'évolution est un fait : les êtres vivants se sont bien transformés au cours du temps. Les théories de l'évolution visent à comprendre et expliquer pourquoi : est-ce de la sélection du plus apte ? de la sélection sexuelle ? un mélange des deux ? Il en va de même pour le genre : il existe bien des théories qui visent à comprendre comment se construit le genre : est-ce que cela se joue dans des interactions locales ou dans un système global ? s'agit-il d'une construction indépendante ou liée à d'autres dimensions comme l'économie ou le politique ? Mais ces débats sont transformés en une simple opposition entre "théorie" et "pratique". Les opposants dissimulent ainsi leur bêtise sous un discours pseudo-scientifique. C'est en cela qu'ils sont des néo-réactionnaires.

Le problème, c'est qu'ils trouvent des complices : tous ceux qui par ignorance, bêtise, lâcheté ou véritable malfaisance, se laissent prendre par ces discours. Voici donc mon addendum à mon ancien billet : les néo-réactionnaires se trouvent des complices auprès de tout ceux qui veulent ménager les susceptibilités. Le dernier en date est le ministre de l'éducation nationale :

La semaine dernière, il avait déjà exprimé son opposition à l’inclusion de la théorie du genre dans l’enseignement, sur France 2: «Personne n’y a jamais pensé (...). Je suis contre la théorie du genre, je suis pour l’égalité filles/garçons. Si l’idée c’est qu’il n’y a pas de différences physiologiques, biologiques entre les uns et les autres, je trouve ça absurde».

Comment le ministre peut-il se laisser aller à cette crétinerie de confondre travaux sur le genre et négation des différences biologiques ? Tout le monde s'accorde à dire que certains individus ont un utérus et d'autres des testicules et un pénis. La notion de genre n'a jamais remis cela en question. Elle vient simplement rappeler qu'il n'a jamais été possible d'établir un lien biologique entre cette donnée physique et le reste des différences entre les hommes et les femmes. Et que dans nos relations quotidiennes avec les autres, nous ne nous basons pas sur cette donnée biologique, que nous nous employons en plus, dans nos sociétés, à cacher aux autres. L'assimilation "études sur le genre => théorie du genre => négation des différences biologiques" est un mensonge. Les choses sont aussi simples que cela.

Ce qui se joue est une mauvaise perception des conflits à venir. Sans doute certains hommes politiques sont-ils tentés de ne voir là-dedans qu'un débat anecdotique, et c'est pour cela qu'ils renâclent à défendre la notion de genre. Pourtant les questions relatives au féminisme apparaissent de plus en plus comme l'un des grands conflits qui traverse la société française, et plus généralement la société occidentale. Je ne serais pas loin d'y voir le fameux "nouveau mouvement social" que les chercheurs tourainiens ont longtemps cherché. La violence des conflits de ces derniers mois semble annonciatrice de nouvelles luttes à venir. Cette fois, j'aimerais me tromper.
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