En finir avec l'opposition égalité/équité


Vous êtes peut-être déjà tombé sur l'image ci-dessus : sur Facebook, sur Twitter, sur Tumblr, dans un mail qu'un ami vous aura envoyé, sur un blog, un site ou que sais-je encore. Et vous vous êtes peut-être dit "ah ben ouais, pas con, tiens". C'est la force des memes : un message simple, un brin d'humour, l'apparence de l'évidence, et donc un pouvoir de conviction très important par rapport aux efforts déployés. Il y aurait tout une étude à faire sur leurs effets sur les perceptions et les comportements politiques. Mais ce n'est pas le sujet ici. Si ce dessin a particulièrement retenu mon attention, c'est que l'on ne peut pas étudier, et encore moins enseigner, la sociologie et l'économie sans chopper quelques notions de philosophie de la justice au passage. Et donc sans s'énerver lorsque l'on voit une erreur répétée, encore et encore...

Quel problème, donc, avec cette image ? Pour le dire de façon directe, l'opposition qu'elle présente entre l'égalité et l'équité est purement artificielle. Pire : elle est fausse. Elle n'a en fait aucun sens. "Egalité" et "équité" ne sont pas des termes alternatifs ou opposés, pas plus que ne le sont "équilibré" et "beau" pour un tableau.

Regardons les deux images : elles présentent deux situations différentes, certes, mais il n'y a pas l'égalité d'un côté et son contraire de l'autre. On peut trouver de l'égalité des deux côtés. Simplement, ce n'est pas la même égalité qui est en jeu. Dans le premier cas, nous avons égalité entre les trois personnages du point de vue du nombre de caisse à leur disposition. Chacun a une caisse (vous pouvez recompter si vous avez un doute). C'est l'égalité que l'image entend dénoncer : donner autant à tous, nous suggère-t-on, n'est pas juste. Fort bien. Mais la seconde image présente elle aussi une situation d'égalité : cette fois, les trois personnages ont un accès égal au match de baseball. Certes, ils n'ont plus le même nombre de caisse, mais ils sont autant égaux que, disons, une personne en fauteuil roulant et une personne capable de marcher le sont si l'un a accès à une rampe et l'autre à un escalier. Il n'y a pas d'un côté "l'égalité" dans toute sa pureté et de l'autre quelque chose qui serait "l'équité". Chacun des côtés de l'image met simplement l'accent sur une égalité différente : égalité du nombre de caisses versus égalité d'accès au match.

Si on regarde bien, il y a aussi des deux côtés des inégalités. Dans le premier cas, c'est évident puisque c'est que l'image entend mettre en avant : il n'y a pas un égal accès au match. Dans le second cas, il y a aussi une inégalité : chacun n'a pas le même nombre de caisse. Autrement dit, prendre pour objectif l'une ou l'autre des égalité revient à accepter d'autres inégalités par ailleurs. La question est "les inégalités que l'on accepte sont-elles justes ?". L'image suggère que dans le premier cas, la réponse est "oui", dans le second cas, la réponse est "non".

Savoir quelles sont les inégalités justes, c'est savoir si elles sont équitables. L'équité n'est pas un terme opposé à celui d'égalité : l'expression désigne le jugement porté sur une répartition donnée des ressources. Les notions d'égalités et d'inégalités renvoient, elles, à la dimension objective de cette répartition. Savoir si deux individus sont égaux ou inégaux n'est pas affaire de jugement moral, c'est affaire de mesure. Amélie et Bertrand sont-ils égaux ? Cela peut se vérifier : ont-ils les mêmes droits ? Ont-ils les mêmes chances d'accès à certaines ressources ? Ont-ils les mêmes ressources ? Si Bertrand a un salaire plus élevé qu'Amélie, ils ne sont pas égaux. Mais, dans nos sociétés, on considérera généralement que si cela découle du fait que Bertrand travaille plus qu'Amélie, cette inégalité est équitable, c'est-à-dire juste. Et si jamais elle découle du fait qu'ils existent des discriminations à l'endroit d'Amélie parce qu'elle est une femme, on considérera généralement cette inégalité comme inéquitable, c'est-à-dire injuste. Amélie a peut-être droit à un congé maternité plus long que le congé paternité de Bertrand, mais cette inégalité sera considérée comme équitable puisque Amélie est enceinte et accouche et pas Bertrand (si Amélie est une femme cis et Bertrand un homme cis bien sûr).

L'équité, elle, n'est pas une question de mesure : c'est une question de choix politique. La justice n'est pas inhérente à une distribution des ressources. On peut trouver la partie gauche de l'image parfaitement juste : après tout, elle ne fait que mettre en œuvre l'idée de "revenu universel" d'un Milton Friedman, que peu de monde aurait classé parmi les passionarias de l'égalitarisme à tout crin... On a donné autant à chacun, et ensuite, les "talents naturels" de chacun font la différence. C'est le principe du marché, et celui-ci est un principe de justice : la compétition est égale, et les meilleurs seront récompensés. Dans cette conception libertarienne, l'égalité est d'abord l'égalité des chances, la méritocratie (et de ce point de vue, l'image pourrait donner lieu à une belle réflexion : "est-ce que l'égalité des chances est juste ?"). A celle-ci, notre meme oppose une conception de la justice emprunté à Ronald Dworkin : celui-ci considère que certaines inégalités, celles qui sont le résultat du hasard, doivent être compensée par une intervention, forcément inégalitaire, de l'Etat. Ainsi, être petit étant le résultat du hasard et non une conséquence du choix des individus, il est légitime, au nom de l'égalité, de donner plus de caisses à certains. Dans cette conception "libérale" (au sens américain, donc "de gauche"), l'objectif d'égalité des situations est plus important.

On voit ainsi que savoir si une situation est équitable ou non revient à savoir quelle est la forme d'égalité que l'on préfère. L'équité, c'est répondre à la question "l'égalité de quoi ?". Dworkin défend d'ailleurs (et Will Kymlicka avec lui dans ce livre que vous devriez tous lire) que toutes les théories modernes de la justice s'appuie sur la valeur ultime de l'égalité, c'est-à-dire sur l'idée que chaque individu compte autant qu'un autre. Opposer égalité et équité n'a donc pas de sens, et cette opposition ne trouvera de soutien nulle part dans la philosophie politique.

Simple question de vocabulaire ? Raffinement inutile d'un petit prof de SES qui radote sur son blog ? Peut-être. Sauf que... pourquoi cette opposition si elle ne se trouve pas dans la littérature spécialisée ? D'où vient-elle ? Pour la France, les choses sont bien connues. L'opposition "égalité/équité" trouve son origine dans... le rapport La France de l'an 2000 rédigé par Alain Minc pour le premier ministre Edouard Balladur en 1995. Oui, ça ne nous rajeunit pas. Ce rapport préparait la candidature du dit premier ministre à la présidentielle. Et, par un tour de passe passe théorique, il cherchait surtout à légitimer des inégalités économiques les plus grandes possibles, celles qui seraient produites par des mesures de "libéralisation" économique, en dévalorisant le "principe d'égalité" au profit du plus moderne, plus chic et pour tout dire plus américain tout nouveau tout beau "principe d'équité".

Pour cela, Minc, dont on ne saurait faire la part entre la vraie malveillance et la pure incompétence, tordait à n'en plus finir la pensée de John Rawls. Celui-ci a formulé, en 1971, une théorie libérale de la justice, "libérale" renvoyant une fois de plus au sens américain. Il y avançait notamment l'idée que les inégalités sont justes si tant est qu'elles sont favorables aux plus défavorisés. C'est le cas sur notre meme par exemple : on distribue différemment les caisses afin que leur répartition soit plus favorables aux plus petits. Mais certains l'entendirent d'une autre oreille et y adjoignirent la "théorie du déversement" : les inégalités en faveur des riches sont justes parce que leur richesse va au final être favorable aux plus pauvres... Comme Rawls parle de la "justice comme équité", le mot était là, et il ne restait plus qu'à vouer aux oubliettes de l'histoire l'aspiration à la réduction des inégalités pour y substituer celle à des inégalités plus grandes.

Voilà donc ce que reprend joyeusement cette image. Avec d'autres éléments, elle contribue un peu plus à dévaloriser l'idée que la poursuite de la réduction des inégalités, et particulièrement des inégalités économiques, est un objectif politique valable. On peut être d'accord avec son message - à titre personnel, j'ai plus de sympathie pour la partie droite de l'image que pour son côté gauche - mais regretter qu'elle contribue ainsi à scier la branche sur laquelle on est assis. Car au lieu de chercher à défendre l'égalité, elle fait le travail d'une grande partie de la droite qu'elle combat en vouant cette valeur au gémonies. C'était pourtant parfaitement faisable, comme le montre l'image suivante qui a largement ma préférence :


Tirons une dernière leçon de tout cela : quand vous opposez "égalité" et "équité", vous reprenez la propagande d'Alain Minc pour Edouard Balladur en 1995. Relisez cette phrase plusieurs fois. Puis, allez vous rouler en boule dans un coin et pleurez. Je viendrais vous taper sur le dos en disant "là, là, ça va aller, c'est fini" quand j'aurais le temps.

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