La sociologie est politique mais pas normative

Il y a des livres que l'on est content de voir éditer, des livres qui arrivent au bon moment : c'est le cas du dernier opus de Bernard Lahire, Pour la sociologie. Il faut dire qu'il a bénéficié d'un plan comm' exceptionnel : écrit essentiellement en réaction aux imbécilités, malheureusement trop répandues, d'un Philippe Val, il est devenu, ces dernière semaines, une réponse aux propos du Premier ministre himself. Celui-ci a en effet entrepris de s'attaquer à la sociologie, aux fameuses "excuses sociologiques", et à l'idée que l'on pourrait expliquer et comprendre parce que, voyez-vous, chercher une explication, c'est déjà vouloir excuser. C'est précisément à ce genre de raisonnements spécieux et mal informés que s'en prend très justement Lahire, à cette idée que les sciences sociales, et la sociologie en particulier, fourniraient des "excuses" aux délinquants et aux terroristes. Une défense de la sociologie comme science donc. Mais aussi, et cela mérite d'être souligné, une défense qui ne dépolitise en rien les sciences sociales. C'est même tout le contraire. C'est peut-être là que ça devient difficile à suivre pour le profane : comment peut-on prétendre être à la fois scientifique et politique ? Voici donc quelques explications (ou excuses ? je m'y perds un peu, tout cela commence à devenir confus).

Bernard Lahire, après intervention de @sociosauvage sur une photo de Radio France. Je dois dire que je ne sais pas exactement ce qui s'est passé.

Je ne vais pas me livrer ici à un compte-rendu proprement dit de l'ouvrage de Bernard Lahire : d'autres l'ont fait bien mieux que tout ce que je pourrais faire. Et lire le bouquin, court et efficace, destiné à un public de non-spécialistes désireux de voir se dérouler une argumentation solide en faveur des sciences sociales, est sans doute l'une des meilleures choses que vous puissiez faire en ce début d'année. Ce peut être aussi un excellent moyen de convaincre votre oncle pénible qui vous demande à chaque dîner de famille "mais à quoi ça sert ta thèse ?" de la fermer pendant au moins quelques temps. Je ne sais pas si Lahire avait cet usage en tête au moment de l'écriture. Mais ça ne m'étonnerait pas tant que ça en fait.

Ce que je voudrais faire, c'est revenir sur un point qui me semble essentiel concernant la conception de la sociologie de Bernard Lahire, et qui pour le coup se trouve aussi être la mienne, un point qui pourrait facilement faire l'objet de contresens de la part d'un lecteur pressé ou peu attentif.

Bernard Lahire démonte les discours sur les "excuses sociologiques" - dont il offre un affligeant florilège dans le premier chapitre - en rappelant que comprendre/expliquer et juger sont deux activités différentes :


Penser que chercher les "causes" ou, plus modestement, les "probabilités d'apparition", les "contextes" ou les "conditions de possibilité" d'un phénomène revient à "excuser", au sens de "disculper" ou d'"absoudre" les individus relève de la confusion des perspectives. Comprendre est de l'ordre de la connaissance (laboratoire). Juger et sanctionner sont de l'ordre de l'action normative (tribunal). Affirmer que comprendre "déresponsabilise" les individus impliqués, c'est rabattre indûment la science sur le droit (p. 36, italiques dans le texte original).

De là, Lahire construit une défense de la sociologie en tant que science : ce que fait le sociologue, et en fait tout praticien des sciences sociales, anthropologues, historiens, etc., c'est chercher à construire des chaînes causales, dans un sens très large, qui permettent de dire "ce phénomène-là est produit (partiellement) par tel(s) autre(s) phénomène(s)". Les comparaisons avec les sciences de la nature - qui ne sont pas plus "dures" que les sciences sociales sont "molles" - abondent :

Les défenseurs du libre arbitre disent que les sciences sociales nient qu'il puisse y avoir de "vrais choix", de "vraies décisions" ou de "vrais actes de liberté" et dénoncent le fatalisme et le pessimisme des chercheurs. En réagissant ainsi, ils sont un peu comme ceux qui, apprenant l'existence de la gravitation, feraient reproche aux savants de leur ôter tout espoir de voler en se jetant du sommer d'une montage... (p. 55 ; Note : j'ai ici une liste de personnes qui devraient essayer de voler de cette façon, ils pourraient même être chefs d'escadrille).

Alors que l'attitude scientifique à l'égard de la vie et de la matière est assez largement admise, les attitudes magiques, émotionnelles vis-à-vis du monde social prolifèrent. L'attitude scientifique est même parfois condamnée quand elle porte sur la vie sociale (p.46-47).

Si l'on se réclame du registre de la science, c'est que l'on se réclame aussi de celui de l'expertise, de la distance, de l'objectivité, d'une certaine neutralité. Que l'on abandonne l'idée de prendre partie pour les uns ou pour les autres. C'est d'ailleurs bien pour cela que le sociologue n'excuse pas, pas plus qu'il ne condamne : il se place dans un autre registre de discours où ces termes n'ont simplement pas de sens. Le biologiste n'excuse ni ne condamne le puma qui se jette sur sa proie, et le physicien n'a pas à exprimer de jugement sur la course des protons ou sur la moralité du boson de Higgs.

Cela pourrait faire craindre un risque qui, dans certains milieux, vaut toutes les condamnations : celui de la dépolitisation. Ce ne sont en effet pas seulement les réactionnaires qui s'emploient à tomber sur le pauvre sociologue en l'accusant d'excuser les criminels, ce sont aussi les révolutionnaires qui l'attendent au tournant s'il ne condamne pas, ou trop mollement, ou pas comme il faut, les dominants, adversaires de classes, ennemis politiques et assimilés. Comme le disait Passeron, la sociologie énervera toujours quelqu'un : conservateurs un jour, rebelles le lendemain.

Penser qu'il y a là quelque dépolitisation serait pourtant une erreur grave, et c'est la force de Lahire de le montrer de façon extrêmement claire. Il met en effet l'accent sur les conséquences politiques de la sociologie : les résultats de celle-ci nous interrogent au plan politique, ils ont des conséquences importantes qui nous posent problème. Mais ils ne sont pas pour autant normatifs : ils ne nous disent jamais précisément quoi faire, ils ne donnent pas les solutions, si tant est qu'elles existent. Autrement dit, si la sociologie n'excuse pas, cela ne veut pas dire que nous ne pouvons pas le faire : peut-être la lecture de telle enquête, de telles conclusions, de telle démonstration nous poussera à plus d'indulgence ou à chercher d'autres solutions que la sanction judiciaire ou la condamnation morale... Peut-être nous poussera-t-elle au contraire à une condamnation plus forte et plus ferme d'autres coupables que ceux auxquels on avait d'abord pensé. Mais c'est là une activité tout à fait différente que celle qui préside à la recherche, une attitude qui met en jeu non pas les résultats de la sociologie mais la façon dont nous y réagissons, les cadres philosophiques qui sont les nôtres. Et dont on peut, et doit, discuter.

Ce n'est jamais plus clair que dans les pages que Lahire consacre à la question de la prostitution (p. 75-82). Contre ceux qui, comme Philippe Val, affirment que les prostituées sont "libres", il rappelle que l'idée que les prostituées "choisissent" librement de se prostituer ne peut que butter sur les données et les enquêtés sociologiques : même si certaines donnent formellement leur consentement, on peut s'interroger sur les parcours et les conditions qui les amènent à consentir... Notamment, la simple étude de la prostitution comme travail amène à montrer comment les personnes prostituées mettent en place toutes sortes de stratégies pour ne pas s'impliquer dans les rapports sexuels, pour tenir le client à distance (émotionnelle, symbolique et même physique), pour éviter, ou parfois simplement contrôler, certaines pratiques. Autant de signes qui rappellent qu'il y a bien du pouvoir, celui de l'argent, celui d'accéder au corps de l'autre en l'effaçant et en le niant en tant qu'égal. Qu'il y a bien de la domination pour utiliser le mot qui fait frémir certain.e.s. Résultats implacables qui devraient poser quelques problèmes à ceux qui réclament surtout de pouvoir acheter des services sexuels sans mauvaise conscience - où l'on voit que les contempteurs des "excuses sociologiques" ont surtout tendance à s'en chercher, des excuses.

Tout cela est bien politique dans le sens où nous nous trouvons condamner à interroger et à réviser nos opinions en la matière : difficile, face à cela, de prétendre que la prostitution n'est qu'une affaire privée entre des individus libres de contracter et plus si affinités comme bon leur semblent. Cela signifie-t-il pour autant que la sociologie nous commande d'être "abolitionnistes" ? De défendre et de mettre en place certaines solutions promues par ce courant politique, comme la pénalisation des clients ? Pas forcément. Lahire écrit très justement :

Il faut d'ailleurs distinguer ici la question scientifique de savoir si oui ou non les prostitué[e]s sont dominé[e]s, ce que l'examen des situations réelles me paraît très largement établir, et la question de la politique consistant à opter ou non pour une politique abolitionniste. Les "antiabolitions" ont cependant tellement pris l'habitude de nier toute domination qu'il est bien difficile de ne pas assimiler le constat de la domination à une volonté abolitionniste. Ce sont pourtant deux choses différentes et qui ne se déduisent pas automatiquement l'une de l'autre (p. 78-79).

En effet, on peut accepter que les prostituées sont dominées comme un résultat scientifique et pour autant penser que les solutions proposées par l'abolitionnisme ne sont pas les bonnes. Par exemple, si l'on pense que la pénalisation des clients feraient courir plus de risques aux prostituées - d'autres arguments scientifiques pourraient alors être mobilisé en la matière. On peut aussi penser que la pénalisation ferait courir un risque en matière de renforcement des moyens de contrôle de police qui, au final, pourrait nuire à certaines libertés ou à certaines populations. Bref, le résultat "les prostituées sont dominées" est bien politique puisqu'il ferme sans aucun doute la porte à certains discours idéologiques, mais il nous laisse avec cette question : que faire maintenant ? A celle-ci, la sociologie n'a pas de réponses. C'est au politique de prendre le relais et d'imaginer ce qu'il faudrait faire, ou ne pas faire.

Soyons clair : du fait même de ce que je défends, je ne dis pas ici que les solutions abolitionnistes sont mauvaises et que les solutions "réglementaristes" sont meilleures. Ce que je dis, c'est que la sociologie, ni aucune autre science, ne peut trancher entre les deux. Ce que je dis, c'est que le fait que les prostituées soient dominées doit être pris en compte dans toute réflexion politique sur cette question, mais ne commande pas a priori et de façon définitive le choix d'une politique. La sociologie met à jour, ici comme ailleurs, des chaînes de relations entre les phénomènes, chaînes longues et complexes : elles ont à voir avec "la misère économique, les faibles capitaux scolaires, les déclassements sociaux issus de l'immigration, les contraintes ou la réduction du champ des possibles et es perspectives, et parfois aussi les abus sexuels ou la toxicomanie" (p. 76), auxquels il faut encore ajouter le rôle des réseaux criminels et des dynamiques capitalistes particulières... C'est ensuite à nous de choisir qui l'on décide de rendre responsable - judiciairement, pénalement, politiquement - dans cette histoire, et où et comment on choisit d'agir. Et ce choix fait intervenir des options qui ne sont plus strictement scientifiques. La sociologie ouvre notre champ des possibles en matière politique, elle nous arme en nous donnant d'autres grilles de lecture que celle, toujours limitée, de la "responsabilité individuelle", qui n'appelle d'autre solution que la sanction tout aussi individuelle. Elle nous pose un défi - "vous ne pouvez pas ignorer cela" - mais c'est en dehors d'elle que nous devrons y trouver une réponse. Comme le disait Max Weber :

Une science empirique ne saurait enseigner à qui que ce soit ce qu'il doit faire, mais seulement ce qu'il peut et - le cas échéant - ce qu'il veut faire (cité par Lahire, p. 36).

Les discours de dénonciation des "excuses sociologiques" apparaissent ainsi pour ce qu'ils sont : des discours d'aveuglement plus ou moins volontaires, portées par ceux et celles qui trouvent leur compte dans le statu quo, qui ne veulent ni savoir ce qu'ils peuvent faire, ni surtout ce qu'ils veulent faire. Car cela les dérangerait un peu trop...

C'est ainsi qu'il faut comprendre la critique que fait Lahire de cette conférence récente d'Andrew Abbott - un adversaire bien plus intéressant, il faut bien le dire, que l'inculte Philippe Val. Le grand sociologue américain y défend l'idée que la sociologie est forcément normative. Il évoque notamment le fait qu'un dessin sur un mur peut être vu comme un acte de vandalisme ou comme une oeuvre d'art, et que le sociologue serait forcément obligé de prendre parti. Lahire répond que, au contraire, le sociologue doit éviter de trancher et se contenter d'analyser les luttes autour de cette définition. Mais cette analyse des luttes, aussi froide et dépassionnée puisse-t-elle être, a quelque chose de politiquement dévastateur car elle oblige ceux qui tiennent à l'une ou à l'autre des positions à reconnaître l'existence et même la logique de la concurrente. Les voilà alors dérangés dans leur confort, surtout pour ceux qui ont les moyens d'ignorer leur adversaire. C'est ce que défendait aussi Howard Becker dans un texte que j'ai commenté ici.

Voilà ce qui permet de dire que la sociologie est politique mais pas normative. Elle nous interroge, mais ne nous donne pas les solutions. C'est à nous de les inventer. Cette idée implique notamment que la sociologie est d'autant plus pertinente politiquement qu'elle assure correctement son rôle scientifique, qu'elle s'obstine, très précisément, à rechercher le savoir pour lui-même. Si Durkheim disait de la sociologie qu'elle ne vaudrait pas une heure de peine s'il ne devait avoir qu'un intérêt spéculatif, il ajoutait aussitôt "Si nous séparons avec soin les problèmes théoriques des problèmes pratiques, ce n'est pas pour négliger ces derniers : c'est, au contraire, pour nous mettre en état de les mieux résoudre". On voit que c'est la poursuite de la science qui fait la valeur politique de la sociologie. Bourdieu ne disait d'ailleurs pas autre chose et je lui laisserais d'ailleurs le dernier mot en la matière :

Aujourd'hui, parmi les gens dont dépend l'existence de la sociologie, il y en a de plus en plus pour demander à quoi sert la sociologie. En fait, la sociologie a d'autant plus de chances de décevoir ou de contrarier les pouvoirs qu'elle remplit mieux sa fonction proprement scientifique. Cette fonction n'est pas de servir à quelque chose, c'est-à-dire à quelqu'un.
Demander à la sociologie de servir à quelque chose, c'est toujours une manière de lui demander de servir le pouvoir. Alors que sa fonction scientifique est de comprendre le monde social, à commencer par les pouvoirs. Opération qui n'est pas neutre socialement et qui remplit sans aucun doute une fonction sociale. Entre autres raisons parce qu'il n'est pas de pouvoir qui ne doive une part — et non la moindre — de son efficacité à la méconnaissance des mécanismes qui le fondent (Questions de sociologie, 1980, p.26-27).
La dédicace de Pour la sociologie. 

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Un moment de magie

Juillet 2002. Je monte dans le train à Béziers, direction Nîmes. Une amie m'a invité au concert de David Bowie. Je connais un peu, mais sans plus, plutôt fan de Queen. Elle a tenue à ce que l'on parte tôt. Arrivés à 10h00 devant les Arènes, on n'est pas le premier. Une trentaine de fans attendent déjà. On prend nos places, on s'assoit par terre. Les portes doivent ouvrir à 18h. Derrière nous, les gens s'amassent. La file finira par faire le tour du monument. Dans l'attente, ça parle français et anglais. Un mec passe et distribue des flyers : il vend sa collection consacrée à Bowie. On rigole sur son adresse mail "majortom". On entends les prix de revente des billets : certains les proposent à 1500€. Le temps passe. On discute d'un peu de tout et beaucoup de rien. Je vais chercher des sandwichs. La foule contraste de plus en plus avec le vide des rues de l'écusson. Je sens qu'il va se passer quelque chose.



18h. Les portes s'ouvrent. On rentre presque en courant. Si on est venu si tôt, c'est pour être proche de la scène. C'est au quatrième rang que l'on finira. Nouvelle attente, à nouveau assis. Je vois les barrières toutes proches de nous. Des techniciens s'agitent encore sur scène. Les gradins se remplissent beaucoup trop vite. Un vendeur en fait le tour, jetant avec une précision hallucinante ses confiseries à chacun de ses clients. Les habitués l'applaudissent. Les premières parties démarrent. D'abord un trio avec un chanteur haut en couleur, qui agite des manches à balais surmontés de tête de poupées. Ensuite, un duo de rap qui se fait huer. Le public s'impatiente, et ce n'est pas ce qu'il est venu voir. On appelle "Bowie ! Bowie !". Enfin, un, puis deux, puis trois techniciens montent sur les projecteurs. Applaudissements. Le début est tout proche. La nuit, elle, est déjà là. Il doit être 22h.

Au cœur de la musique. Bowie s'arrête et s'adresse à son public. Il se met à nous parler du Mistral - qu'il prononce sans accent - ce vent qui balaye les Arènes depuis le début de la soirée. Il l'annonce : il va capturer le Mistral. Il ouvre la poche de sa veste, fait un petit bond gracieux, la refermer.

Le vent s'arrête.

Il sourit, nous dit qu'il va le relâcher. Ouvre sa poche. Je sens le vent me soulever les cheveux et le bruit caractéristique que fait le Mistral. Je ne suis visiblement pas le seul : la foule part dans un long applaudissement.

Pendant un instant, ce jour de juillet 2002, j'ai cru que Bowie pouvait contrôler le vent. J'ai cru qu'il était capable d'enfermer le Mistral dans sa poche et de le relâcher à sa guise. Evidemment, il lui suffisait de compter le temps entre les bourrasques, même si faire ça tout en chantant n'est pas une mince affaire. Evidemment, c'était peut-être aussi, sûrement, mon imagination, mon envie d'y croire, ou encore son charisme. Mais pour un temps, fut-il très court, j'y ai cru. Comment ce bref moment de magie a-t-il été possible ?

Pour le comprendre, il faut tenir compte du contexte où je me trouvais : la longue attente, sous le soleil de Nîmes, les conversations passionnées, pas toujours compréhensibles, autour de moi, la foule, 12 000 ce jour-là, et ses moments d'absurdité inévitable, lorsqu'une file d'attente se lève et se met en mouvement sans raison apparente avant de rester à nouveau immobile, mais debout, quelques heures de plus... Difficile de ne pas croire, alors, qu'il va se passer quelque chose d'exceptionnel. Difficile de ne pas croire à la magie.

Il faut aussi tenir compte de tout ce qui précède et prépare ce moment et ce concert. Dire que Bowie avait du charisme est à la fois un euphémisme et une explication incomplète. C'est un charisme conquis de haute lutte, par un travail acharné et continuel de construction de soi, de son image et de son légende. Lors de sa première tournée américaine, Bowie est loin d'être une star. Il ne remplit pas encore les salles de concert. Qu'importe : il vit et surtout dépense comme une star. A force de socialisation anticipatrice, il arrive à convaincre qu'il en est. Tout au long de sa carrière, chacun de ses gestes, chacun de ses choix, chacune de ses tenues, chacune de ses apparitions réponds à cet impératif. Un travail de chaque instant. Bowie s'est employé à construire le public dont il avait besoin. Sa plus belle créature.

C'est qu'il faut, enfin, tenir compte de la musique. Plus que tout autre, Bowie avait compris que sa musique était un travail, et un travail de care : il s'agissait de prendre soin de l'autre, de ses émotions, de ses sentiments, de proposer un support pour l'auditeur. "Oh no love you're not alone". Proposer la bonne émotion n'est pas affaire de spontanéité ou de sensibilité. Dans le bouquin qu'il consacre à Bowie, le philosophe Simon Critchley rapporte :

Je me souviens d'une interview du guitariste Robert Fripp, qui décrivait le comportement de Bowie en studio à la fin des années 1970. Le chanteur écoutait une piste instrumentale et s'efforçait scrupuleusement, encore et encore, de trouver la bonne vibration émotionelle quand au moment de chanter. Quoi de plus faux et artificiel que ce procédé ? La vraie musique ne doit-elle pas venir tout droit du coeur, n'est-elle pas une émotion qui fait vibrer les cordes vocales pour atteindre le conque fragile de nos oreilles ? [...] La vérité de Bowie est inauthentique, totalement calculée et construite. Mais elle sonne vrai. Elle paraît cohérente et nous convainc. Nous entendons cette vérité et nous disons oui. Silencieusement ou, parfois, de vive voix.

Bowie avait compris qu'il y a deux façons de faire de la magie, et il avait choisi la plus difficile. C'est-à-dire celle qui marche. Ce n'était pas de la magie à coup de miroirs, de fumée et d'autres "trucs". C'était de la magie à coup de travail et de sueur, de ratures et de recommencement. De la magie par le labeur. Par la mobilisation des autres : en convaincant un petit cercle d'abord, il pouvait ensuite les envoyer convaincre un cercle plus grand. Il y a des fans de Bowie parce qu'il y a(vait) des fans de Bowie. Un réseau invisible mais serré qui produit la croyance et qui, comme tout le décorum de chaque concert et de chaque apparition, place le futur fan dans l'état physique et émotionnel adéquat pour recevoir la bonne nouvelle. La routinisation du charisme sans transformer celui-ci. Voilà tout ce qu'il fallait pour que, pendant une seconde, je puisse croire qu'il contrôlait le vent. Voilà tout ce qu'il fallait pour qu'une seule de ses chansons marche. Pour que nous soyons à même d'écouter Bowie.

David Bowie est mort juste après avoir sorti son dernier album. Jusqu'à la fin, il aura fait de la musique et jusqu'à la fin, il aura été Bowie. Dans "Whatever Happened to the Caped Crusader ?", Neil Gaiman fait dire à un Batman qui assiste à toutes ses morts possibles : "la fin de l'histoire de Batman, c'est qu'il est mort. Qu'est-ce que je pourrais faire d'autre ? Prendre ma retraite et jouer au golf ?". Bowie était comme Batman. Il s'était fait personnage de fiction comme un super-héros se déguise en chauve-souris géante. Que pouvait-il faire d'autre ?

Bowie est mort. Il reviendra. Je ne peux pas croire que la mort le retienne longtemps. "You don't get Heaven or Hell. Do you know the only reward you get for being Batman? You get to be Batman".

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