L'origine des inégalités d'origine

Quand on me parle des difficultés de l'école, je pense à beaucoup de choses : aux inégalités, aux choix pédagogiques, au manque chronique de moyens, à la crise de légitimité, à la formation des enseignants, à la ségrégation, à la violence symbolique et physique... bref, la liste est longue. Cédric Villani, médiatique mathématicien au style vestimentaire si délicieusement désuet, lui, lorsqu'on lui demande "qu'est-ce qui ne fonctionne pas [à l'école] ?", répond "l'immigration". Alors, certes, il le fait avec une évidente bienveillance, parlant de la France comme une "terre d'immigration", ce qui a fait "la force de la science française" (un thème récurrent chez lui), parlant d'une société "chamarée" ou "colorée", vantant les qualités de l'école française. Mais il voit quand même dans l'immigration un "grand enjeu" de l'école, un problème auquel une solution doit être trouvée. Ce qui nous donne, passé à la moulinette d'un certain journalisme, cet article des Echos, dont le chapeau est sans ambiguïtés, lui : "pour le mathématicien, engagé aux côtés d’Emmanuel Macron, les difficultés de notre système scolaire sont notamment dues à l’immigration". Vu les instrumentalisations qui s'annoncent de tels propos, y compris à l'encontre des intentions initiales de notre fringuant médaillé Fields, il n'est peut-être pas inutile de faire un petit point sur ce que l'on sait des immigrés et surtout de leurs descendants dans le système éducatif français.

Revenons d'abord sur les propos de Villani. Ils valent le coup d'être écouté en détail, ne serait-ce que pour mesurer la distance entre ce qui en sera retenu médiatiquement et leur contenu.



Si vous avez visionné l'extrait vidéo ci-dessus, vous avez pu entendre que tout cela est extrêmement confus. Il n'est guère facile de comprendre précisément quel est l'argument de Cédric Villani. Il semble dire que les moindres performances de l'école française par rapport à celles des autres pays s'expliquent par une plus forte présence des (enfants d')immigrés, dont on peut alors supposer qu'ils obtiennent des résultats scolaires inférieurs à ceux des "natifs". Mais il ajoute aussi que la France sait si bien composer avec ces difficultés-là qu'elle n'a guère à rougir face aux autres pays, pour lesquels elle constituerait même, apparemment, un modèle. Il faut donc supposer que les résultats de ces mêmes élèves descendants d'immigrés ne sont pas si mauvais. Tout cela, contraint en grande partie par le dispositif radiophonique qui exige une réponse courte - une minute et trente secondes ! -, peut laisser l'auditeur avec beaucoup de doutes et peu de réponses. Si ce n'est ce point : les difficultés de l'école sont la faute des immigrés... La fachosphère n'a d'ailleurs pas tardé à reprendre l'extrait d'interview, tant il est possible de le comprendre dans le sens qui arrange ses obsessions maladives. Il n'est ainsi pas inutile de revenir un peu sur les performances scolaires des descendants d'immigrés, une question sur laquelle les recherches sociologiques sont à la fois nombreuses et concordantes - je dirais même cumulatives...

It's inequality, stupid

Commençons par le commencement : que les descendants d'immigrés obtiennent, en moyenne, des résultats inférieurs à ceux des natifs est un résultat bien établi. Ce n'est guère un résultat nouveau : il était déjà bien connu dans les années 1960, et les données les plus récentes le confirment. Sur le panel d'élèves rentrés en sixième en 1995 et suivis tout au long de leur scolarité, 64,2% des enfants dont la famille n'était pas immigrés ont obtenu le bac, contre 50-55% pour les descendants de l'immigration du Maghreb, de l'Afrique Subsaharienne ou du Portugal (voir tableau ci-dessous, tiré de cet article). Seuls les descendants d'immigrées d'Asie du Sud-Est obtiennent des résultats supérieurs aux "natifs".


Les données de l'enquête Trajectoires et Origines (TeO), menée en 2008-2009 mais reconstituant les biographies des individus, permet également de voir que les descendants d'immigrés sont plus souvent sans diplômes au-delà du brevet que les "natifs" : 18% contre 11%, avec une moyenne de 12% pour l'ensemble de la population entre des 20-35 ans (voir tableau suivant, tiré de cet article, cliquez pour voir en plus grand).


Ce point est difficilement discutable. On le retrouve également si, plutôt que de mesurer l'obtention des diplômes, on se tourne vers les performances proprement dites, telles que mesurées par exemple par les enquêtes PISA (on y reviendra). Mais il n'est en fait pas très intéressant. Car la question est surtout de savoir pourquoi on constate ces différences de réussite. L'origine des inégalités entre origines (vous suivez ?) est essentielle à l'argument.

En effet, les populations des enfants "natifs" et des enfants "issus de l'immigration" - pour reprendre l'expression consacrée bien que fort imprécise - ne sont pas comparables, loin de là. Les familles immigrées connaissent, en moyenne, des conditions de vie très différentes de celles également moyennes dans l'ensemble de la population : la part des ouvriers, des sans-diplômes, etc. y est beaucoup plus importantes. Comparer de façon brute les résultats et les performances des élèves "issus de l'immigration" est donc problématique. Cela permettra certes de dire que, parmi les descendants d'immigrés, on trouve plus de personnes sans diplômes ou en difficultés scolaires. Mais cela ne permettra pas de savoir si leurs difficultés proviennent de leur qualité d'enfants d'immigrés ou de celle d'enfants d'ouvriers. C'est en gros la question qui est au cœur de la remarque de Villani.

Il existe une solution toute mathématique à ce problème : ce que l'on appelle le raisonnement toutes choses égales par ailleurs. Il s'agit, par une procédure de modélisation statistique, de ne comparer que des individus strictement comparables au vu de certains critères. En gros, on isole au sein de la population uniquement les enfants présentant tous les caractéristiques A, B, C, etc. mais se différenciant par la seule caractéristique Z. Et on regarde s'il existe des différences significatives, que l'on pourra alors attribuer à Z (attribution toute statistique, qui suppose que l'on n'a pas oublié une variable cachée dans l'histoire...). Si l'on compare, par exemple, les enfants d'immigrés et de "natif" dont aucun des parents n'a le baccalauréat, les écarts se réduisent considérablement, au point de disparaître ou de devenir négligeables pour la plupart... voir de s'inverser légèrement (cf. le tableau suivant, tiré de cet article précédemment cité). Les modèles "toutes choses égales par ailleurs" sont des généralisations de ce raisonnement, autorisant à intégrer un grand nombre de variables.


Les travaux recourant à ces méthodes sont anciens : on peut les faire remonter au moins jusqu'à cet article de Paul Clerc en 1964. Ils ont été régulièrement reconduit, avec des données différentes, s'intéressant parfois à l'obtention de diplômes, parfois aux scores obtenus dans des tests standardisés. D'une façon générale, les résultats sont convergents : c'est ce que note Matthieu Ichou dans la conclusion d'un article de 2013 qui constitue l'une des itérations les plus récentes de ce type d'analyse, appuyée à la fois sur les données du panel 1997 (c'est-à-dire le suivi des élèves rentrés en sixième cette année-là) et celles de l'enquête TeO 2009 :

La leçon la moins originale est pourtant la plus importante sociologiquement et, sans doute, politiquement : les moins bons résultats scolaires des enfants d’immigrés par rapport aux enfants de natifs s’expliquent d’abord et avant tout par la position sociale qu’occupent leurs parents. Les enfants d’immigrés sont bien plus nombreux que les enfants de natifs à avoir des parents faiblement pourvus en capitaux économique et scolaire. Pour cette raison, ils échouent plus souvent à l’école. Ce résultat est une constante dans la littérature sociologique sur le sujet.

La conclusion générale de cette maintenant vaste littérature est donc simple : ce n'est pas tant la migration qui explique les difficultés des descendants d'immigrés mais bel et bien leur position sociale, le fait qu'ils se situent majoritairement dans les catégories les plus défavorisées, économiquement et surtout scolairement. De ce point de vue, la remarque de Cédric Villani aurait dû être que le problème de l'école française, ce n'est pas l'immigration, mais bien les inégalités socio-économiques. En désignant les immigrés comme le problème, il masque les difficultés beaucoup plus profondes de l'école française : le traitement des inégalités. Problème qui a été signalé depuis fort longtemps par plus de sociologues, chercheurs, rapports officiels, mouvements politiques, enquêtes internationales qu'il n'en faut. Et pour lequel, au-delà des lamentations d'usage (j'y reviendrais), on n'a pas forcément énormément avancé.

Toutes choses égales par ailleurs, ils réussissent... mieux ?

Cette première conclusion, consensuelle et largement partagée, s'est retrouvée encore plus forte dans certains travaux : certaines enquêtes montrent que, non seulement les descendants d'immigrés ne rencontrent pas plus de difficultés scolaires que les "natifs" toutes choses égales par ailleurs, mais que même ils en rencontrent moins. Il est régulièrement arrivé, dans les enquêtes menées, que le fait d'être descendants d'immigrés soit associé, une fois contrôlées les autres variables, à une plus grande réussite scolaire. Les travaux de Louis-André Vallet et Jean-Paul Caille en 1996 et 2000, appuyés sur les panels d'élèves entrées en sixième la même année, constituent ici les grandes références (voir dans la bibliographie de l'article de Matthieu Ichou). Ils montrent que toutes choses égales par ailleurs, les enfants d'immigrés rentrent plus souvent en seconde générale et technologique après le collège (plutôt que dans l'enseignement professionnel), et, par la suite, que ces mêmes élèves obtiennent plus souvent le bac général ou technologique.

Là encore, il faut se poser la question de pourquoi ces différences, pourquoi l'histoire migratoire est-elle non pas, comme on pourrait le penser, un désavantage mais au contraire un avantage ? La réponse qui a été apporté à cette question est importante : ces élèves et leurs familles présentent, par rapport aux familles de milieu populaire "natives", une plus forte ambition scolaire. C'est l'étude des "bacheliers de première génération" qui montre le mieux cela : il ne s'agit pas des "premières générations" d'élèves "issus de l'immigration", mais des premières générations de bacheliers, c'est-à-dire qui obtiennent le bac - général, technologique ou professionnel - alors que leurs parents n'ont pas de diplôme équivalent. Ces élèves-là s'avèrent généralement faire des choix moins ambitieux que les autres (voir cet article de Jean-Paul Caille et Sylvie Lemaire). Mais, au sein de cet ensemble, les enfants d'immigrés - environ 15% de ces bacheliers de première génération pour les élèves du panel 1995 - font eux des choix relativement plus ambitieux. La raison en est expliqué dans l'article précédemment cité :

D’une part, les enfants d’immigrés qui, huit fois sur dix, appartiennent à des familles dont la personne de référence est un ouvrier ou un employé de service, rejettent d’autant plus la condition ouvrière (Beaud S., 2002 ; Caille J.-P., 2007) qu’une forte aspiration à la mobilité sociale est sous-jacente au projet migratoire de leurs parents. Par ailleurs, ceux-ci sont souvent originaires de pays où l’offre scolaire était faible. À la différence des autres parents non-bacheliers, leur faible niveau de diplôme relève plus de la déscolarisation que d’un échec scolaire. Ils se positionnent donc de manière plus positive par rapport au système éducatif français, alors que pour beaucoup de parents non-bacheliers, les difficultés scolaires de leur enfant seraient plus souvent vécues comme la poursuite de leur propre échec.

Ce point est important parce que, si l'on peut voir là quelque choses de positifs, il y a fort à parier que la reproduction brute des inégalités par le système scolaire aient des conséquences à long terme : si les enfants d'immigrés obtiennent toutes choses égales par ailleurs une plus forte réussite, ils n'en obtiennent pas moins en moyenne des résultats plus faibles du fait des faibles capitaux scolaires de leurs familles... Et à la génération suivante, l'effet positif qu'impliquent des ambitions plus fortes risque fort de disparaître avec ces mêmes ambitions que l'on aura peut-être plus pour enfants après avoir expérimenté la cruauté du jeu scolaire... L'intégration, dans cette perspective, pourrait bien avoir un goût amer.

It's systemic racism, stupid

Revenons cependant sur la question des effets de l'origine des élèves sur la réussite scolaire. Si le constat que j'ai évoqué plus haut - que les difficultés des enfants d'immigrés sont liées avant tout à la condition socio-économique de leurs familles - demeure largement valable, certains travaux récents ont affinés les analyses et donnent une vue plus complexes de la réalité. Le reproche principal que l'on peut faire aux travaux classiques est d'utiliser des catégories relativement générales, notamment en ne distinguant pas les "descendants d'immigrés" en fonction de leurs origines. Deux types d'enquêtes ont conduit à complexifier l'approche : d'une part, les enquêtes PISA, d'autre part, l'enquête TeO, dont on aura décidément compris qu'elle aura marqué l'histoire de la statistique française (la preuve : j'ai travaillé dessus dans ma thèse - ceci est un moment d'autopromotion éhontée et hors sujet).

L'une comme l'autre ont mis en avant le fait que, même toutes choses égales par ailleurs, les élèves de certaines origines obtiennent des résultats moins bons que les "natifs", autrement dit que ces origines sont des variables explicatives significatives - au sens statistique de ces deux termes - des résultats scolaires. Dans le cas des enquêtes PISA, c'est les acquis des élèves à 15 ans qui sont mesurés. L'édition 2012 notait ainsi l'existence d'un écart en mathématiques entre les élèves issus de l'immigration et les autres même après contrôle des variables socio-économiques (cf. ce document et capture d'écran ci-dessous). Qui plus est, cet écart, qui se retrouve dans tous les pays où l'enquête est menée, est plus fort en France qu'ailleurs... Ce qui contredit Cédric Villani lorsqu'il affirme que la France traite mieux ses descendants d'immigrés que les autres...


On reste cependant sur une variable "issus de l'immigration" plutôt agrégée. C'est avec l'enquête TeO qu'il a été surtout été possible de s'intéresser aux différences entre origines - même si Matthieu Ichou l'a fait avec le panel 1997 dans l'article précédemment cité (mais en utilisant TeO pour cadrer certaines données). Parce qu'elle est basée sur un échantillon large, cette enquête a permis de disposer de sous-échantillon de tailles suffisamment importantes pour permettre d'étudier un peu plus finement les effets des différentes origines. Les deux tableaux suivants - tirés d'un dossier de presse disponible ici - montrent successivement l'effet brut et l'effet net de ces origines, autrement dit, d'abord sans raisonnement "toutes choses égales par ailleurs" puis avec (cliquez pour les voir en plus grand).


Comme on peut le voir, pour certaines origines au moins, il y a un effet sur la probabilité de ne pas avoir de diplôme au-delà du brevet même une fois pris en compte les effets des variables socio-économiques. Comme le note le dit dossier de presse : " toutes choses égales par ailleurs, un descendant d’immigré(s) d’Afrique guinéenne ou centrale est deux fois plus soumis au risque d’abandon scolaire prématuré qu’un garçon de la population majoritaire". On peut voir que c'est pour les garçons descendant d'immigrés de Turquie, d'Afrique guinéenne ou centrale, du Maroc, d'Algérie ou de Tunisie, et pour les filles descendantes d'immigrés de Turquie que les risques de ne pas avoir de diplôme au-delà du bac sont plus élevés toutes choses égales par ailleurs.

Lorsque l'on énonce de tels résultats, on peut déjà entendre les clameurs ravies de certains dénonciateurs virulents et maniaques de la bien-pensance et des bobos parisiens éloignés de la vraie vie des vrais gens de la vraie France du vrai pays réel. Pour ces Grands Penseurs, évidemment imperméables à toute idéologie bien qu'ils utilisent tous étrangement les mêmes expressions toutes faites puisées dans les chroniques de Zemmour et les colonnes de Causeur, voilà la preuve que, oui, il y a un problème avec l'immigration et que personne ne veut le dire, que l'on nie les différences culturelles incompressibles et indépassables, le choc des civilisations toujours à venir et toujours déjà là, et qu'il faudrait bien enfin reconnaître que ces gens-là ne sont pas comme nous. En un sens, on est habitué. Ce ne sera pas la première fois que ceux-là tenteront de détourner à leur avantage l'excellente enquête TeO : ils ont déjà essayé d'y trouver un "racisme anti-blancs" qui n'existe que dans leurs têtes (parce que si, effectivement, on trouve des membres de la "population majoritaire" qui se disent victimes d'actes de discriminations racistes, rien dans la définition de l'enquête ne dit que cette "population majoritaire" est intégralement blanche... cf. la première réponse de cette interview ou la documentation de l'enquête ; on les invitera aussi à chercher une définition un peu plus solide du racisme).

Il est pourtant nécessaire pour eux de se calmer. Car, une fois de plus, il faut revenir à la question essentielle : pourquoi ? Quelle est l'origine de ces différences ? Comment expliquer ces inégalités de performance et de réussite en fonction de l'origine ? Les attribuer à des différences individuelles ou culturelles serait aller un peu vite en besogne. En la matière, il ne faut pas oublier que la réussite scolaire d'un élève met en jeu au moins deux acteurs : l'élève... et l'école. Lorsque l'on analyse les effets de différence de capital scolaire, on tient compte, dans la lignée de Bourdieu, de la façon dont celui-ci est attendu, reçu et transmis ou non par l'école, qui ne fait pas qu'enregistrer des capacités a priori des élèves, mais les légitime ou non, les modèle ou non. Et, ici, on peut légitimement se poser quelques questions quant à ce que ces différences de performances en fonction de l'origine doivent à l'école française...

La simple observation des résultats permet de noter quelques points intéressants. D'abord, comme on peut le voir, l'effet de ces variables d'origine est très genrée : mis à part pour l'origine turque, l'effet négatif joue uniquement sur les garçons. Les filles de certaines origines disposent même d'un effet positif, correspondant peu ou prou à ce que j'ai décris plus haut. C'est une dimension essentielle, puisque cela signifie que l'origine ou la migration ne jouent pas seules : c'est leur combinaison avec le genre masculin qui produit cet effet négatif. Or, il s'agit là d'un phénomène bien connu dans l'ensemble de la population : filles et garçons obtiennent des résultats scolaires différents, à la faveur des premières. Et ce du fait de socialisation fortement différenciées en la matière - souci scolaire, jeux calmes et importance des interactions pour les unes, tolérance aux écarts de conduite (boys will be boys), jeux violents, et compétition pour les autres. Bart et Lisa Simpson en d'autres termes. Deuxièmement, les origines en question sont tout de même remarquables : elles correspondent aux minorités les plus visibles... et contre lesquelles existent finalement les discriminations raciales les plus fortes... discriminations qui touchent tout particulièrement les garçons... Tiens, tiens, tiens.

C'est l'un des autres apports de TeO que d'avoir également cherché à évaluer les niveaux de discriminations ressentis et subis par les populations étudiées. Et les descendants d'immigrés dont il est question ici rapportent précisément des sentiments de discriminations racistes à l'école plus fort que les autres, notamment en ce qui concerne l'orientation (voir cet article, appuyé sur TeO). On peut alors facilement comprendre qu'une telle situation implique un rapport à l'école plus compliqué, moins positif et au final tant des apprentissages que des orientations moins réussies. D'autant qu'il ne s'agit pas juste de sentiments, mais bien d'une réalité concrète : les élèves sont traités de façon différentes par l'école en fonction de leur "race" perçue. C'est ce que montre, notamment, un livre récent de Béatrice Mabillon-Bonfils et François Durpaire qui a fait grand bruit dans le monde enseignant (la citation suivante est issue de ce compte-rendu) :

Ces données sont confortées par les travaux réalisés par les auteurs ou répertoriés par eux. Ainsi une enquête auprès des lycéens montre que 46% des jeunes originaires d'Afrique noire se sentent discriminés et 39% des jeunes d'afrique du nord. Une étude s'appuyant sur des copies tests affublées d'un prénom musulman ou chrétien montre que les jeunes musulmans sont moins bien notés que les autres. Le poids des stéréotypes joue à leur détriment. Un sondage porté auprès des enseignants montre que l'Islam est perçu comme beaucoup moins compatible avec la République que les autres religions. Quand on demande quelle religion peut poser des problèmes au quotidien des établissements, les professeurs désignent à 76% l'Islam. Enfin une étude des manuels scolaires montre qu'ils véhiculent des stéréotypes islamophobes.

Si l'on reprend les données de TeO, on peut voir que l'essentiel des inégalités entre les enfants originaires des "minorités visibles" et les autres se font au moment du collège. Par la suite, l'effet de l'origine s'efface pour l'obtention du bac ou d'un diplôme du supérieur - évidemment, pour ceux qui ont "survécu" jusque là... Mais le fait que le collège soit un moment critique, comme le soulignent les auteurs de TeO, n'est en rien étonnant. C'est à ce moment-là que les sanctions notamment participent à ce que Sylvie Ayral appelle la "fabrique des garçons" : ceux-ci se servent, en fait, des sanctions appliquées plus promptement à eux qu'aux filles pour construire et affirmer une virilité à laquelle ils ont également très fortement incités... y compris par l'école elle-même ! Si, en outre, les dites sanctions s'appliquent plus fortement à des enfants "racisés", on peut comprendre que l'école en vienne à construire des identités anti-scolaires chez les enfants en question... Ce qui conduit à leur exclusion précoce, et à tout ce qui s'ensuit.

Aux Etats-Unis, avec lesquels la comparaison est d'autant plus tentante que Cédric Villani se permet de les évoquer, la question est bien connue : on y parle couramment du "school-to-prison pipeline", soit du "pipeline menant de l'école à la prison", une notion qui a même droit à sa page Wikipédia. Sans entrer dans tous les débats qui l'entourent, l'idée est la suivante : les enfants Noirs, et spécifiquement les garçons, font l'objet d'une surveillance et de sanctions scolaires plus fortes que les Blancs, dans un contexte de criminalisation des fautes scolaires (y compris par le recours à la police). Cela conduit à leur exclusion précoce du système scolaire, les laissant plus facilement à la merci de la délinquance, avec la prison comme point d'arrivée - et ce d'autant que l'activité policière les vise tout particulièrement, et que la justice condamne plus facilement et plus lourdement les ressortissants des minorités raciales et les peu qualifiés... Il y a ainsi un véritable lien entre l'école et la sur-représentation carcérale de ces minorités. C'est ce que l'on appelle classiquement le "racisme systémique", celui qui n'a pas besoin de gros nazis brûlant des croix déguisés en fantômes pour exister, celui qui peut se contenter de règles apparemment impersonnelles, aveugles aux couleurs ("colorblind"), mais qui, inconsciemment parfois, mécaniquement souvent, conduit à un traitement différencié en fonction de la "race"... et conduit à des inégalités tout ce qu'il y a de plus tangible (cf. notamment cet excellent article de Sciences Humaines).

On comprend ainsi pourquoi les filles descendantes d'immigrés ne connaissent pas le même désavantage que les garçons : plus intégrées à l'ordre scolaire, moins sanctionnées car perçues comme moins menaçantes ou devant être sauvées (quitte à ce que ce soit malgré elles), elles sont moins soumises à ces mécanismes d'exclusion. Et les faibles ressources familiales en termes de capital scolaire les affectent moins puisque, précisément, elles les trouvent plus facilement à l'école. D'autant que les ambitions peuvent être d'autant plus élevées pour elles de la part de mères qui souhaitent que leurs filles ne reproduisent pas leur destin de femmes au foyer.

Bien qu'encore peu populaire de ce côté de l'Atlantique, où elle sent encore un peu le souffre, cette explication est pourtant particulièrement suggérée par les données de TeO. On peut ainsi lire, dans un article du Monde rapportant ces différentes inégalités :

Et l’école ? A son corps défendant, elle participe, elle aussi, à l’échec des garçons qui posent problème. Les élèves ne sont pas traités de la même façon selon leur origine, et les enfants de l’immigration les moins favorisés le perçoivent très bien. C’est ce que confirment les travaux de Yaël Brinbaum et Jean-Luc Primon, deux sociologues ayant participé à l’enquête TeO. Dans un article publié en 2013 dans la revue Economie et statistique de l’Insee, ils mettent en relation le sentiment d’injustice à l’école et l’origine migratoire. Les garçons déclarent une fois et demie à deux fois plus que les filles avoir eu le ­sentiment d’être discriminés, en premier lieu sur la question de l’orientation. « Ce sentiment s’exprime d’autant plus que ces garçons ont eu un cumul d’expériences scolaires négatives – redoublement, sortie précoce du système scolaire, orientation en filière professionnelle quand ils espéraient la filière générale », détaille Yaël Brinbaum. C’est chez les enfants issus des minorités visibles que le sentiment de discrimination est le plus fort. Or, l’enquête TeO le montre à diverses reprises, quand des enfants d’immigrés déclarent éprouver un sentiment d’injustice, l’expression qu’ils en donnent minore la réalité de cette injustice.

Cette explication par le racisme systémique n'est pas la seule avancée pour comprendre les différences de réussites en fonction dans des origines migratoires. Matthieu Ichou, dans l'article que j'ai longuement cité précédemment, en évoque également une autre : les catégories françaises mesurant la position socio-économique ne rendent pas correctement compte des différences de dotation en capital scolaire pour les immigrés. Des parents qui vont être classés comme "ouvriers" en France peuvent présenter des différences importances du point de vue de leur position dans leur pays d'origine. Ainsi, venir de zones rurales ou au contraire fortement urbanisées correspondent à des positions relatives différentes dans les pays d'origine, mais qui font l'objet d'un même classement en France. Un article encore plus récent de Jean-Paul Caille, Ariane Cosquéric, Emilie Miranda et Louise Viard-Guillot s'est également intéressé aux différences de réussite au collège non pas entre les descendants d'immigrés et les "natifs", mais au sein même des descendants d'immigrés. Leur conclusion est que c'est le capital culturel/scolaire qui est déterminant et non leur passé migratoire. Bref, l'explication par le capital scolaire et la position socio-économique a encore de beau jour devant elle, et il serait malvenue de la balancer par la fenêtre à la faveur d'une lecture un peu rapide des données...

Et Cédric Villani dans tout ça ?

Au final, on le voit, le portrait de l'école française ne correspond pas vraiment à celui qu'en fait Cédric Villani dans sa brève intervention radiophonique. Dire que les difficultés de l'école française, ou ses moindres performances, s'expliquerait par la présence des descendants d'immigrés apparaît complètement erroné : il vaudrait mieux s'en prendre au niveau des inégalités socio-économiques. Mais, en outre, il ne semble pas que l'école française traite si bien ses élèves descendants d'immigrés. Je dois avouer que je n'arrive pas à savoir à quelles données se réfèrent le mathématicien pour dire que la France a ici de meilleures performances que les autres pays - PISA disant, de fait, le contraire. Je serais volontiers preneur de tout éclairage en la matière.

Une dernière remarque : François Dubet l'a souvent répété, l'une des vertus de ces fameuses enquêtes PISA, aussi discutées et contestées qu'elles aient pu être en France, est qu'elles ont obligé la France a sortir d'un discours d'auto-célébration continuelle de son école. On ne s'est finalement jamais préoccupé aussi sérieusement des conséquences des inégalités sociales que depuis que l'on sait que l'on ne fait pas mieux que nos voisins - on n'a pas forcément agit contre, mais tout au moins reconnait-on plus facilement qu'il y a un problème. Le discours de Cédric Villani rappelle que le risque inverse existe : si nous faisons mieux que les autres, on pourra s'auto-célébrer et ne pas en faire beaucoup plus... Au-delà des performances relatives de l'école, il est bon de ne pas oublier que ses performances absolues sont tout aussi importantes, qu'en fait les premières ne devraient jamais servir que de guide pour essayer d'améliorer les secondes. A la question "quelle école voulons-nous ?", il n'est pas dit que l'on puisse répondre "une qui soit meilleure que celle des autres".

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